Lentement, il avance le pied droit.
Pendant ce mouvement, je crois déceler dans le regard de cet homme une préoccupation majeure: conserver sa stabilité grâce aux trois autres points d’appui.
Le pied droit, donc.
Là, c’est fait.
Aussitôt, c’est au tour de la béquille gauche d’avancer.
Puis, sans délai, mais sans précipitation, le pied gauche progresse à son tour, suivi immédiatement par la béquille droite.
Voilà.
Il marque un temps, respire, lève la tête…
… puis le menton retombe sur la poitrine: pied droit, béquille gauche, pied gauche, béquille droite.
Et à nouveau, ce temps d’arrêt au cours duquel il cambre sa nuque pour jeter un regard appuyé sur sa droite.
Mais son attention revient bien vite au trottoir, juste devant lui; pieds et béquilles reprennent leur patient déplacement, sans hâte, dans une succession implacable: droit, gauche, gauche, droite.
Et comme chaque fois, après avoir retrouvé sa stabilité, l’homme lève la tête, et ses yeux se dirigent vers la vitrine, là, juste devant lui, à droite.
Comme chaque fois, le regard ne s’attarde pas, mais revient considérer attentivement le mètre carré de trottoir devant lui, comme pour vérifier qu’il est bien toujours disponible; et la persévérante, mais pesante progression reprend.
Quelques centimètres à la fois. Peut-être une dizaine, ou à peine plus. Et à force d’ajouter les dizaines aux dizaines, il finira bien par atteindre sa destination.
Mais, pour l’instant, l’homme profite de chaque moment de répit pour lever les yeux et les poser brièvement celle qui se tient debout sur un pied, dans la vitrine.
Pied, béquille, pied, béquille, lève les yeux…
Elle est belle, gracieuse, semble vouloir s’envoler.
Pied, béquille, pied, béquille, les yeux…
Entièrement blanche, d’un blanc à peine cassé, elle ne porte qu’une légère tenue de danse, rose, légèrement transparente.
Pied droit, béquille gauche, pied gauche, béquille droite, le regard…
Il sait bien qu’elle n’est qu’un mannequin, un moulage en matière synthétique destiné à attirer l’attention des passants; et la tenue qu’elle porte, dans son flottement immobile, n’est qu’un exemple de ce que l’on peut acheter dans cette boutique d’articles de danse.
Pied droit, béquille gauche, pied gauche, béquille droite, encore un regard avant de dépasser la vitrine…
Lui rappelle-t-elle quelqu’un, une amie, une amante, ou une danseuse que jadis il admirait? Ou bien représente-t-elle un rêve, un fantasme, un idéal? Je ne le saurai pas, car je suis arrivé à sa hauteur et je le croise sans m’arrêter, marchant vers mon but, sans précipitation, mais d’un pas décidé, d’une démarche régulière, heureux de pouvoir encore pleinement compter sur mes deux jambes.
Et je le laisse là, comme figé dans son regard, me demandant quelle résonance cette silhouette dans la vitrine peut bien avoir au cœur de cet homme.
Il me plaît de laisser la question ouverte…
Dom, tu écris “Et je le laisse là, comme figé dans son regard, me demandant quelle résonance cette silhouette dans la vitrine peut bien avoir au cœur de cet homme.”
En te lisant, à mon tour, je pense en moi-même “quelle résonance ce quadrupède humain peut-il bien avoir dans le cœur de Dom…”
De la compassion ? De la reconnaissance d’être encore bipède ? Une vague intuition que chacun de nous pourrait une fois ressembler à cet homme ?
Tout cela sans doute. Merci de m’avoir aussi poussé à songer à tout cela, moi aussi.
Landri: un peu de tout ça, effectivement. Mais surtout la sensation, sur le moment, de passer brusquement d’un état de marche distraite à une sorte de dimension poétique…
Bonjour Dom,
J’essaie d’imaginer ce que vous avez dû ressentir en voyant cette prestation exceptionnelle. Il est vrai que mélanger la technique d’un quadrupède avec la grâce d’une danseuse ne peut que donner vie à un spectacle harmonieux. J’espère avoir l’occasion de voir ce duo un jour. Merci pour cet article.
Y aurait-il un malentendu? Il ne s’agit pas d’une prestation, mais d’une scène de la rue; un vieil homme passant devant une vitrine…
Maintenant, peut-être est-ce moi qui ne comprends pas votre second degré…