Il y a comme ça des choses que j’ai souvent entendues, que je pense avoir intégrées ; et voilà qu’à la faveur d’une nième répétition, avec d’autres mots, un autre rythme, une autre voix, que sais-je, voilà qu’elles prennent tout à coup un relief qu’elles n’avaient encore jamais eu dans mon esprit. Ce peut être également les circonstances qui varient, le moment où elles sont redites, mon propre état d’esprit qui leur donne une saveur inattendue, qui en fait quelque chose de nouveau.
En écoutant l’émission Égosystème de samedi passé 1, j’ai vécu un de ces moments.
L’invité en était Émile Servan-Schreiber, présenté ainsi sur la page de l’émission :
Émile Servan-Schreiber, Docteur en psychologie cognitive (Carnegie Mellon Univesity), a été journaliste et ingénieur en intelligence artificielle. Il sʹappuie sur les dernières découvertes scientifiques et une longue pratique de terrain, partage des résultats dʹétude surprenants et stimulants, il révèle lʹimmense potentiel de nos intelligences groupées et organisées.
Il y parlait de son dernier livre :
(Illustration tirée du site de Fayard)
Très tôt dans l’émission, il a dit quelque chose qui a fait tilt en moi :
“Le lien est l’essentiel ; on peut aussi appeler ça des connexions. Les chercheurs en intelligence artificielle vous diront aujourd’hui que toute la connaissance est dans les connexions. […]L’Homme, depuis le début, vit en groupe. S’il n’était pas en groupe, s’il n’était pas une créature collective, même l’homme le plus intelligent n’aurait pas duré très longtemps face à un lion ou pour aller chasser un mammouth tout seul. Donc toute l’histoire de l’humanité repose non pas sur l’intelligence individuelle — bien que ce soit de cela qu’on fait les héros dans l’Histoire — mais sur notre intelligence collective, notre capacité à vivre en groupe. Donc notre intelligence est évidemment collective, dès le départ.” (01:46)
Et là, en réécoutant l’émission pour rédiger ce billet, j’ai souri intérieurement à l’énoncé de la dernière phrase : vraisemblablement en résonance avec le passage que j’ai mis en gras plus haut, j’ai compris “notre intelligence est connective” Plus j’écoute ce passage, moins j’arrive à savoir si l’auteur a dit collective ou connective.
Et ça me plait bien. Parce qu’en fait, je n’y avais jamais vraiment prêté attention: ce qui fait l’intelligence d’une personne, ça n’est pas tant le nombre de neurones présents dans son cerveau que le nombre de connexions entre eux.
Me vient l’envie de dire, par raccourci, que l’intelligence individuelle est, par nature, collective (ou connective). C’est le genre de petite gymnastique sémantique que j’aime bien faire.
Autrement dit: l’intelligence, ça n’est pas les neurones, c’est les synapses !
Cela dit, Servan-Schreiber ne se berce pas d’illusions. Il précise bien que tout groupe n’est pas forcément intelligent. Typiquement, à l’adolescence (mais pas que !), on a souvent tendance à s’identifier à un groupe en s’y soumettant, par besoin d’appartenance, quitte à cesser de réfléchir par nous-mêmes. Cette forme de groupe peut être terriblement “anti-intellectuelle”. (J’imagine volontiers que d’autres auraient exprimé la même idée en disant carrément que ces groupes rendent con !)
Selon Émile Servan-Schreiber, un groupe peut être formidablement intelligent et il y a une recette pour cela. J’ai sursauté à ce mot de recette, mais la suite m’a semblé tout à fait pertinente :
La recette est très simple et comporte trois éléments :
- Grande diversité d’opinions, des points de vue différents.
- Que ces différences puissent être exprimées, que chacun puisse faire valoir son point de vue en toute indépendance. Il faut pour cela des règles du jeu, comme par exemple le partage équitable du temps de parole.
- Il faut un mécanisme objectif pour agréger l’information qui a été partagée par chacun, de manière à pouvoir en extraire un consensus.
Recette simple à énoncer selon lui, mais à mettre en oeuvre, là… c’est une autre paire de manches ! D’ailleurs lui-même précise que cette recette n’est pas infaillible puisqu’il dit :
“Ça c’est la recette: diversité, indépendance et agrégation. Si l’on respecte ces trois choses-là, on a une bonne chance d’extraire de l’intelligence du groupe.” (24:45)
“Une bonne chance”. C’est dire qu’il n’y a pas de garantie absolue! Voilà qui calme mon sursaut provoqué par le mot recette !
Une autre donnée est, semble-t-il, importante:
“l’intelligence émotionnelle a été promue, marketée depuis le début comme une alternative à l’intelligence rationnelle. Le QE par rapport au QI. Les couvertures des grands magazines disaient que le QE est plus important que le QI pour réussir dans la vie, ce qui n’est pas forcément faux. Mais ce qui est intéressant c’est de mettre les deux en relation plutôt que de les opposer et on se rend compte que l’intelligence, le QI du groupe, dépend en fait non pas du QI des individus mais de leur QE. Donc c’est l’intelligence émotionnelle des membres du groupe qui rend le groupe rationnellement intelligent.” (29:59)
Voilà qui expliquerait pourquoi, selon une étude réalisée à l’université de Carnegie Mellon et au MIT, publiée en 2010 dans la revue Science, le QI d’un groupe serait non seulement corrélé aux QI de ses membres, mais aussi — et surtout — à la proportion de femmes qui en font partie.
Dans cet article d’Émile Servan-Schreiber trouvé sur le net, il mentionne même un quatrième ingrédient (qu’il place en deuxième position) : la décentralisation des sources. A lire !
Je terminerai en partageant une citation de Jean Piaget, qu’Émile Servan-Schreiber mentionne pour définir l’intelligence :
“L’intelligence ce n’est pas ce que l’on sait,
c’est ce que l’on fait quand on ne sait pas.” 2
Je trouve que cette phrase appelle à la collaboration, au collectif. Collaborons donc :
Ô Toikimeli, qu’as-tu à dire sur ce sujet ?
Quelle est ton expérience de l’intelligence collective (connective) ?
Les commentaires te sont grand ouverts !
- Émission Égosysteme du 15 décembre 2018 RTS La 1ère
- Jean Piaget , Six études de psychologie (source)
Merci Dom ! Ce thème est passionnant et tu l’as magnifiquement bien résumé. Ou plutôt éclairé. Gros bisous, Chantal
Merci Chantal!
Faut dire que Servan-Schreiber m’a fourni une belle ampoule!
Vaste question qui repose entièrement sur le sens qu’on donne au mot “intelligence”.
Si j’essaye de faire de l’étymologie auditive (parce que j’ai la flemme d’aller ouvrir un dictionnaire étymologique, même sur Internet), dans “intelligence” j’entends “inter-lier”, avec le G qu’on entend dans “ligature”. L’intelligence serait donc la faculté que nous avons de relier deux choses que rien ne semblait rapprocher, de trouver entre elles des ressemblances, des passages sous-terrains ou des ponts, et de faire naître de leur rencontre un troisième élément qui nous donnera une nouvelle émotion, une nouvelle vision, une nouvelle écoute, une nouvelle compréhension du monde.
L’intelligence n’est pas nécessairement mathématique (je veux dire pas forcément logique et numérique), elle peut être aussi artistique ou émotionnelle — le fameux QE dont tu parles. Une musique me paraît intelligente si elle ne déroule pas des phrases attendues, n’aligne pas des mélodies qu’on pourrait suivre et même précéder tant elles sont convenues. Mais quand on parle d’intelligence, on pense d’abord au QI, logique, mathématique, parce que c’est le type d’intelligence le plus facile à mesurer. Par quel test mesurera-t-on l’intelligence musicale?
Le QI lui même n’est pas de l’intelligence. Il ne nous dira pas s’il est plus intelligent de passer sa vie à faire passer des tests de QI aux autres, ou de passer sa vie à écrire des symphonies qu’on n’entendra jamais parce qu’on est sourd.
Ça c’est pour l’intelligence coNNective. Peut-on la dire coLLective? Quand je vois les mouvements de foules, ce n’est pas le mot qui me vient d’abord à l’esprit. On a même pu dire que l’intelligence d’une foule est inversement proportionnelle au nombre de personnes qui la composent. Je crois pourtant à l’intelligence collective, mais pas de cette manière.
Nous apprenons les uns des autres, nous portons les autres en nous, nous sommes faits d’une multitude d’éléments qui nous viennent des autres. Prendre conscience de ces dialogues, de cette dette, faire fructifier ces dons que nous avons reçus, en ressentir de la gratitude, c’est ce que j’appellerai pour ma part de l’intelligence (inter-liaison) collective. À la manière de Pascal Quignard évoquant “l’idée d’une réunion de solitaires”.
Merci, Soheil pour ta généreuse contribution!
Ce qui est marrant c’est que, en commençant à écrire ce billet, j’avais précisément ressenti la même étymologie auditive. J’ai vérifié, et puis non: la deuxième partie du mot vient d’ailleurs. Voici ce qu’en dit Wikipédia:
On semble être donc plus proche de la notion de discernement que de celle du lien.
Je trouve toutefois ta proposition plus qu’intéressante. Ce ne serait pas la première fois qu’une étymologie imaginaire soit pertinente!
Par ailleurs, tu écris:
Je ne retrouve pas le passage, mais le mouvement des gilets jaunes est évoqué au courant de l’émission. Servan-Schreiber dit alors quelque chose comme ça (je cite de mémoire):
Je ne suis pas certain que l’intelligence d’une foule soit inversement proportionnelle au nombre de personnes qui la composent. Si l’on considère par exemple les manifestations qui ont conduit à la libération de l’Inde sous l’impulsion de Gandhi, ça faisait beaucoup de monde!