Handicap (1/2)

J’ai très tôt été en contact avec le handicap.

D’une part, j’avais un cousin qui était «infirme moteur cérébral». Il vivait à Fribourg et je ne le voyais pas très souvent, mais régulièrement puisque son père (un frère de maman) était également mon parrain de baptême, et que je m’entendais bien avec ses deux sœurs, dont une avait le même âge que moi. On a passé plusieurs fois des bouts de vacances ensemble.

Mais ça n’est pas le sujet.

D’autre part, ma mère ne travaillait pas.

À l’époque, cela se disait d’une femme qui, à part se consacrer à ses enfants, son mari, le ménage, les courses, la cuisine, la vaisselle, les lessives, divers bénévolats, et j’en passe… n’en foutait pas une!

Maman occupait une partie de son temps libre à faire le catéchisme à des «handicapés mentaux» comme on disait alors. Il m’arrivait donc régulièrement d’être en présence de ces enfants que je trouvais bizarres, mais dont j’avais bien compris qu’ils étaient juste malades, que c’était ni de leur faute ni de celle de leurs parents, mais qu’ils ne guériraient pas (contrairement à moi, qui avais la chance de ne contracter que des maladies dont on guérit). J’avais également bien compris qu’on devait les aimer, ces enfants, et que d’ailleurs on devait même les aimer plus que les autres parce qu’ils en avaient plus besoin. Le slogan de l’association dont ma mère faisait partie était «Enfants limités, amour illimité». Et maman, elle en avait à revendre, de l’amour illimité. Avec un mari très peu porté sur la tendresse et un fils unique qui ne serait pas le confident ou le complice qu’elle espérait…

Mais c’est pas le sujet non plus.

Bien des années plus tard, certains de mes amis étaient en contact avec diverses institutions qui «s’occupaient de handicapés», et il leur arrivait de partir en camp avec certains d’entre eux. Je me rappelle avoir entendu une de mes amies, lors d’un petit discours qu’elle prononça, en avait parlé en ces termes (je cite de mémoire) :

«Une partie des personnes qui participaient à ces camps étaient handicapées»

Bim.

C’est marrant comme je me souviens de cette phrase. Parce que, telle que je l’ai reçue, elle opérait en moi deux réajustements nécessaires:

  1. Il ne s’agissait pas d’un groupe de personnes qui s’occupaient de handicapés, mais d’un groupe de personnes dont certaines étaient des handicapé·e·s.
  2. Et puis non, justement, il ne s’agissait pas de handicapés, mais de personnes handicapées.

C’est alors que je me suis mis à dire non plus «un·e handicapé·e», mais «une personne handicapée».

Et puis, depuis quelques années, le politiquement correct voudrait que l’on dise «personne en situation de handicap». Mais là, j’ai un problème.

Parce que je ne sais pas ce que tu en penses, Toikimeli,  mais j’ai quand même l’impression qu’on en fait un peu trop, non ? Je comprends bien qu’entre «handicapé·e» et «personne handicapée» il y ait une nuance cruciale, et même plus qu’une nuance : en disant «un·e handicapé·e», on semble réduire la personne à son handicap. Or s’il est clair que celui-ci peut-être important, s’il peut effectivement faire du quotidien de cette personne un défi permanent, il n’en demeure pas moins que ladite personne ne se résume pas à son handicap. En disant «personne handicapée», on déplace le focus sur la personne, on parle de quelqu’un et non d’une maladie. En ce sens, il me semble que l’on manifeste un respect, celui qui est dû à chacun·e indépendamment de son origine, de sa religion, de son éducation, de plein d’autres choses encore, dont son état de santé, ses caractéristiques physiologiques…

Mais, lorsque j’entends «personne en situation de handicap», je ne peux me départir d’une sensation de… comment dire… le mot qui me vient est «ridicule». En ce sens qu’à trop mettre des gants on finit par obtenir l’effet inverse, à savoir en faire tout une tartine. Comme si l’on voulait dire que c’est pas grave, que c’est pas mal, que cette personne mérite d’être traitée avec respect, qu’elle a les mêmes droits que nous, que ceci, que cela… tu vois comment ?

J’ai envie de poser la question : trop de respect ne tue-t-il pas le respect ?

Je pourrais encore comprendre que l’on utilise cette expression dans le cas d’un handicap momentané. Si je me casse la jambe et que je dois me déplacer avec des béquilles, je serai en effet d’une certaine manière «en situation de handicap», ce qui sous-entend que cette situation est limitée dans le temps. Mais si je parle de mon cousin infirme moteur cérébral, quel sens cela peut-il avoir de le dire «en situation de handicap» ?

~ ~ ~

Voilà. En fait, ce que j’exprime ci-dessus était juste censé être une introduction à un billet dans lequel il est question de handicap. J’avais à cœur, avant d’entrer dans le vif du sujet, de clarifier ma position vis-à-vis de ce point de vocabulaire.

Finalement, j’en reste là pour aujourd’hui, et t’invite, Ô Toikimeli, si tant est que tu le veuilles, à t’exprimer sur ce sujet, plus particulièrement sur cette expression «en situation de», utilisée depuis quelques années.

Et, dans un deuxième temps, je publierai un billet sur le sujet qui me préoccupe, en lien avec la situation de handicap.

À tout bientôt donc !


P.S. — Alors que j’étais en train de finaliser ce billet, je suis tombé sur un joyau : dans l’émission Les Dicodeurs du 6 décembre dernier, Daniel Rausis s’exprime de façon magistrale à propos d’une question de vocabulaire proche du thème de ce billet. Si tu veux l’écouter, c’est par ici. (à 36:54)

9 réflexions sur “Handicap (1/2)”

  1. Merci Dom pour ce texte qui me touche. Tellement juste, comme toujours d’ailleurs 😉. Effectivement, une situation qui dure toute la vie n’est pas une situation, c’est plutôt un état. Mais cet état n’est pas figé. La personne handicapée naît avec un potentiel de base différent mais celui-ci évolue, se transforme, s’exprime, se développe grâce à ses propres ressources et grâce à son entourage.

    1. Et c’est aussi vrai dans l’autre sens: l’entourage peut développer son potentiel grâce à la personne handicapée!

  2. Déjà que souvent je me dis que j’aurai eu meilleur temps de tourner trois fois la langue dans ma bouche avant de l’ouvrir, dans cette situation, je me dis que j’aurai aussi bon temps de mâcher un chewing-gum jusqu’à demain, tellement ça devient compliqué et de ne rien dire du tout.
    Presque, n’en parlons surtout pas.
    Pour le coup, ça me fait plaisir que tu en parles. Et si bien.
    Merci.

    1. Oui. Et je crois que l’important est d’en parler. Bien ou mal, mais d’en parler; et d’échanger, de confronter, de s’enrichir les uns les autres de nos expériences.
      C’est un peu le but de ce blog. Merci d’y participer!

  3. J’ai un problème avec le mot “situation”, c’est une sorte d’euphémisme, une manière un peu maladroite de dissimuler son malaise. Celui qu’on utilisait par exemple pour dire que les femmes de l’Islande occupée par les alliés pendant la deuxième guerre mondiale fréquentaient (quel euphémisme aussi!) des soldats anglais ou américains: elles étaient “dans la situation”…

  4. « une manière un peu maladroite de dissimuler son malaise. »
    Je n’y avais pas pensé, mais je suis d’accord avec toi!

  5. Excellente distinction entre une personne handicapée et une personne en situation (provisoire) de handicap. Je n’y avais pas pensé, mais tu as raison, elle est absolument nécessaire.

    Il y a une trentaine d’années Jérôme Deshusses, dont je suivais toujours les chroniques à la radio et dans le journal de la Migros, faisait remarquer que le vocabulaire français avait de plus en plus recours aux périphrases pour éviter que l’on prononce les mots qui dérangent. On devait dire un non-voyant pour ne pas dire un aveugle, une personne de couleur pour ne pas dire… quelle couleur? noir, blanc, jaune, brun? Et maintenant une personne en situation de handicap. Et il observait que finalement ces expressions nomment justement la chose que l’on voulait cacher: le fait de na pas voir, la couleur, le handicap.

    1. “…le vocabulaire français avait de plus en plus recours aux périphrases pour éviter que l’on prononce les mots qui dérangent.”
      C’est tout à fait vrai. Et cela va dans le sens d’un billet que je suis en train de pondre. Il était d’abord destiné à être un troisième article, mais finalement je lui ai donné un titre indépendant. C’est pour bientôt.

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