Se plaindre

C’est l’histoire d’un mec, y va pas bien.

Alors il se plaint tout le temps.

Même s’il est en bonne santé, qu’il n’a pas de problème particulier, il trouve toujours quelque chose pour justifier ses plaintes.

Si la moitié pleine de son verre contient un grand cru, il trouvera à redire sur la forme du verre ou je ne sais quoi.

Si on lui offre un bon livre, il regrettera de ne l’avoir pas choisi lui-même, parce que cet auteur-là, il ne connaît pas et que le titre ne lui fait pas envie.

Devant un beau paysage, il s’empressera de vitupérer contre cet horrible pylône qui le défigure.

Et lorsque quelqu’un lui fera un compliment, il pensera que là, peut-être, il a fait un bon boulot, mais c’était pas si difficile, puisqu’il y est arrivé ! D’ailleurs, ils finiront bien par se rendre compte de son incompétence !

Il est comme ça : on dirait que sa manière à lui d’être vivant, c’est de se plaindre. Son libre arbitre, il ne s’en sert que pour dénoncer, accuser, et surtout, se distancer des optimistes, parce qu’on ne vit pas dans un monde de Bisounours. Sa liberté d’opinion semble s’exercer que dans la plainte.

~ ~ ~

Un jour, ce mec croise un de ses copains. Et ce jour-là, ledit copain a subitement l’impression qu’il y a quelque chose de différent dans l’expression de son pote. Il ne l’avait encore jamais vu si sombre, si mou, si lourd dans sa démarche, si éteint dans son regard.

Intrigué, il lui demande :

« Ça va ?
— Et pourquoi voudrais-tu que ça aille, lui répond l’autre
— Ben… je ne sais pas.
— Alors pourquoi tu poses la question ?
— Tu as raison. J’aurais dû plutôt dire “Ça ne va pas” ?
— Ouais, ça va pas. Mais dis-moi pas qu’ça t’étonne.
— Bien sûr, on n’a pas l’habitude de te voir sourire… Mais là, quand même, j’ai comme l’impression que c’est encore plus marqué que d’habitude.
— Ben ouais. Si tu savais…
— Dis-moi, j’ai un moment. Ça te fera peut-être du bien d’en parler !
— Mouais… ça m’étonnerait bien ! Mais bon, puisque tu le demandes… Ce matin, j’ai eu l’impression bizarre que j’avais tout de même une certaine chance de vivre ici, et pas dans un pays en guerre ou dans une dictature.
— Et ben ça, alors… 
— Attends ! J’ai reçu un courrier de mon employeur qui me dit que, étant donné la qualité du travail que j’ai fourni cette année, il m’accorde une prime. Du coup, je vais pouvoir m’offrir ce putain de voyage dont je rêve depuis longtemps. Et comme un fait exprès, en allant sur le site de l’agence, je vois que cette destination fait l’objet d’une promotion exceptionnelle. Je vais donc pouvoir bourlinguer en première classe.
— Super !
— Et tu te souviens de la douleur dont je t’ai parlé, dans ma jambe droite ?
— Bien sûr que je m’en souviens !
— Et bien depuis hier, je la sens plus. J’comprends pas comment ça s’fait.
— Mais c’est une bonne nouvelle !
— Ouais, si on veut. Mais n’te réjouis pas trop, ça va pas durer ! Ah, et puis j’t’ai pas dit : mais les impôts m’ont remboursé une grosse somme perçue par erreur, c’te bande d’incapables !
— Au moins, ils ont fini par reconnaître leur erreur. Depuis le temps que tu étais en conflit avec eux…
— Ouais.
— Et j’y pense : les travaux, dans ta rue, toujours aussi bruyants ?
— Non, c’est terminé.
— Cool !
— Ouais, c’est bizarre. J’ai l’impression que tout va bien en ce moment.
— Mais alors, pourquoi tu fais cette tête ?
— Parce que j’peux plus m’plaindre. Fait chier ! »

Fenêtre couverte de gouttes de pluies

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