Le Cully Jazz à Dom – Jour 9 – Partie 1

“Partie 1”, parce que la journée de samedi a été très riche et que, ce dimanche, j’ai très peu de temps à disposition. Je me contenterai donc de te raconter le concert de l’après-midi; ceux du soir feront l’objet d’un autre billet, demain. Et pis y aura aussi un article “épilogue” mardi. Après, je te fous la paix quelques jours.

Le Cully Jazz organisait, pour la deuxième année consécutive, un “Concert dans le noir”. L’an passé, pour la première, c’était une chanteuse (Yumi Ito) accompagnée d’un pianiste (Yves Theiler). Voici le texte de présentation, trouvée dans le site 2016 du festival:

Imaginé en collaboration avec l’association l’Art d’inclure et la Chaise Rouge, le concert dans le noir est un nouveau projet du Cully Jazz. En introduction, une rencontre avec des malvoyants sensibilisera le public autour de la problématique des handicaps visuels. S’ensuivra un concert qui se tiendra dans le noir complet.

C’est année, c’est le Montagne! Trio qui a relevé le défi. Cet ensemble, je l’avais découvert sur bandcamp, la plateforme qui est, au dire de musiciens que je connais, celle qui prend le pourcentage le plus bas, celle donc sur laquelle les musiciens sont économiquement les mieux traités. Voir la page de ce trio, où l’on peut écouter et télécharger leur – pour l’instant – unique CD:

J’aime vraiment beaucoup!

Le prix de ce CD est libre. D’habitude, sur bandcamp, il y a un prix minimum, généralement modeste, que je prends plaisir à augmenter sensiblement pour manifester mon soutien. Mais pour ce CD, il n’y en a pas. Vas-y, fonce, c’est pas cher et c’est de la bonne!

Ce concert dans le noir est gratuit, mais, pour des raisons pratiques évidentes, limité à un nombre fixe de personnes (une trentaine); ainsi fallait-il réserver, ce que j’avais fait. Je me rends donc à l’heure dite au Caveau Oxymore. Il s’agit d’un théâtre qui propose à l’année une saison très riche et variée. Nous y sommes accueillis dans une première pièce où l’on nous explique la manière dont cela va se passer. Ben ouais, pasque faire entrer 30 personnes dans un théâtre obscur, c’est pas de la tarte! C’est qu’on n’a pas l’habitude, nous; du coup, on est handicapés! “En situation de voyance”, pourrait-on dire! Mais l’organisation, malgré quelques hésitations, est au point:

Nous formons des groupes de quatre ou cinq personnes, à la queue leu leu, nous tenant par les épaules. La personne de tête est non-voyante; elle connait la salle sur le bout de la canne blanche, elle va donc nous guider et nous placer. Je me trouve en queue de groupe, un des derniers à entrer. Mais je m’en fous de savoir où je serais placé, puisque de toute façon je ne verrai que dalle! Un sas a été aménagé, entre deux rideaux, pour éviter que la lumière de la première salle “pollue” la deuxième. Fut-ce brièvement. Ainsi pénétrons-nous dans un espace dont nous ignorons tout: aménagement, taille, hauteur, couleur des murs…

J’entends notre guide, une femme à la voix chaleureuse et rassurante, donner successivement des indications aux personnes devant moi, puis à moi-même:

“Voilà, tournez-vous vers la droite, non, pas trop, comme ça, oui, reculez un peu, c’est ça, et maintenant vous avez une chaise juste derrière vous, asseyez-vous prudemment, voilà. Ça va, vous êtes installé? À vous maintenant.”

Expérience fantastique que celle qui consiste à se faire guider par une personne aveugle!

Je l’avais vécue lors de la dernière exposition nationale (Expo 02 pour les intimes), lors d’une animation proposée sur le site de Morat: Blindekuh. Un groupe était guidé dans le noir absolu par un non-voyant, à travers tout un parcours au cours duquel nous expérimentions l’exploration notamment d’un site naturel reconstitué (buissons, arbres, cours d’eau…). Allergiques au contact physique accidentel s’abstenir! Le parcours se terminait dans un bar, bien entendu obscur lui aussi. Quelques explications nous permettaient de nous assoir au comptoir et de consommer une boisson qui nous était servie par une personne non voyante.

Au cours de ce parcours, nous avions croisé un autre groupe et tout à coup je ne savais plus qui je devais suivre. J’ai alors appelé à l’aide le guide de mon groupe, lequel m’a piloté à la voix pour me remettre dans le “droit chemin”. J’ai trouvé cette expérience absolument étonnante, et d’une puissance incroyable: j’étais perdu et c’est un aveugle qui m’a redonné ma sécurité. Je m’en souviendrai toute ma vie.

Si cela t’intéresse, Blindekuh organise des repas dans le noir, à Bâle et Zurich. Voir sur leur site (en allemand et anglais seulement).

Pour en revenir à Cully, une fois installé sur ma chaise, j’attends. Si je connais l’allure de mon voisin de gauche pour l’avoir vu avant d’entrer et tenus les épaules, j’ignore tout de la femme qui s’assied à ma droite.

Peu à peu, je crois apercevoir trois pâles – très pâles – halos de lumière, qui montrent que ça n’est pas si simple d’obscurcir vraiment complètement un local. Et notre regard a une façon de s’accommoder de l’obscurité qui est assez impressionnante, en rendant perceptibles d’improbables traces de lumière, qu’en temps normal nous n’imaginerions même pas.

Le concert commence. La musique qui nous est proposée est très différente de celle que j’écoute sur leur CD (cf. lien plus haut). Une musique un rien plus expérimentale, faite d’ambiances sonores et de quelques grooves bien sentis. J’aime beaucoup. Il m’est parfois difficile de localiser la source du son. Globalement, il vient de devant. Logique. Ils ne nous ont pas installés dos à la scène (encore que ça aurait été rigolo!). Mais certains sons semblent venir de l’arrière, des côtés… À quelle distance sont les musiciens? Comment sont-ils répartis dans l’espace? Quelle est la taille de la salle? Où est la sortie de secours? Y a-t-il un médecin dans la salle? A-t-il une lampe de poche? Tout ça.

À la fin du premier morceau, les musiciens nous parlent (sans micro), pour se présenter et annoncer les différents titres. Du coup, je me fais une idée. Le bassiste est (en gros) à 2 heures, le claviériste à 11 heures, le batteur au milieu. Organisation classique du trio de jazz. C’est assez étonnant de savoir qu’eux aussi, ils sont dans le noir. Le pianiste, qui ne dispose pas d’un piano “acoustique” pour ce concert et qui a dû emprunter du matériel électronique, nous dira le mal qu’il a eu à dissimuler les innombrables petites lumières dont sont équipés ses instruments et amplis. Il va falloir décoller tout ça avant restitution!

Durant le dernier morceau, on allume une petite bougie sur le devant de la scène, puis deux, et enfin trois. Il s’avère que le plateau est surélevé. C’est con, mais ça me surprend. Je ne l’avais pas deviné en entendant les musiciens parler, tout à l’heure, et je ne savais pas, à ce moment-là, que nous étions dans un théâtre.

Puis, lorsque la musique se tait, les musiciens viennent s’assoir sur le bord de la scène, au pied de laquelle viennent se placer nos guides. Le dialogue s’engage.

Il y a un moment très intéressant: j’évoque la surprise qui a été la mienne lorsque j’ai découvert cette proposition de concert dans l’obscurité sur le programme du festival: les musiciens de jazz, en jouant, se regardent énormément, et ces regards sont un moyen de communication important dans cette musique où la part d’improvisation est prépondérante. Dès lors, jouant dans le noir, comment font-ils pour se coordonner? Mmmmh? Nous apprenons alors que le set a été composé spécialement pour l’occasion, de manière à contourner quelque peu cette difficulté. Un des musiciens précise toutefois que des jazzmans aveugles il y en a, et qu’ils développent d’autres méthodes de communication entre eux. Et c’est alors que l’un des guides prend la parole et nous dit qu’il fait ça depuis quarante ans et que cela ne pose aucun problème. Je le reconnais: c’est Jean-Yves Poupin, le pianiste genevois. Il m’avait bien semblé que sa tête me disait quelque chose, mais cela fait longtemps que je ne l’avais pas vu.

Il nous raconte une anecdote savoureuse: lors d’une répétition, il s’est mis à engueuler l’ampli de son bassiste, alors que le bassiste lui-même se trouvait de l’autre côté du local!

Finalement, les lumières se rallument. Aouf! Pas contents, les yeux! Heureusement qu’on nous a prévenus! Nous sortons du caveau.

Dans la première salle, nous échangeons encore quelques impressions avec les musiciens et les guides, puis je sors de l’endroit et je retrouve le soleil qui nous offre, pour ce dernier jour du Jazz, une météo de rêve.

À demain pour le récit des deux derniers concerts!

Photo exclusive prise durant ce concert.
de g. à dr: Daniel Roelli (claviers) Clément Grin (batterie) Jules Martinet (basse)

3 réflexions sur “Le Cully Jazz à Dom – Jour 9 – Partie 1”

  1. Belle expérience et je pense que l’écoute de la musique est plus intense puisque moins distraite par la vue? Mmmmh?

    1. Effectivement, et je te remercie de l’évoquer car j’ai oublié de le mentionner. J’ai eut clairement l’impression que mes oreilles étaient plus sensibles que d’habitude.
      D’ailleurs, durant les autres concert de la semaine, il m’est souvent arrivé de fermer les yeux pour écouter plus intensément. Et puis la tentation de profiter de la vue me faisait les rouvrir…

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