Cauchemar

Il fait beau.

Oui, tu as bien lu le titre. C’est bien un cauchemar que je suis en train de te raconter. Mais, il est vrai, le début ne le laisse pas présager.

Il fait beau, disais-je donc avant d’être grossièrement interrompu par moi-même.

Le soleil brille, la température est agréable. Le temps idéal pour une balade.

Je glisse délicieusement les pieds dans mes chaussures de marche. Pas les grosses, pour la montagne; celles dans lesquelles je suis bien pour aller me promener sur ce sentier que j’aime tellement et qui a le bon goût d’être atteignable rapidement depuis chez moi, sans avoir à prendre le bus. Certes, il ne commence pas à proprement parler tout près mon immeuble. Mais après une dizaine de minutes de ville, dont une partie au bord de l’Arve, j’attaque la montée du Bois de la Bâtie. Et à partir de là, même si je marche encore sur du goudron, je suis déjà parmi les arbres. Mes yeux se régalent alors du vert des feuilles, du brun des troncs. Ou plutôt, devrais-je écrire, des verts et des bruns. Pour ne parler que d’eux. Car les couleurs sont infinies.

Mes oreilles explorent le chant des oiseaux, celui du vent qui câline ou bouscule les feuillages aux multiples mouvements.

Mes pieds, mes jambes — mais aussi tout mon corps — marchent goulûment, savourant chaque pas comme une irréfutable preuve que je suis en vie et que j’ai la chance de pouvoir me déplacer seul et sans assistance. L’expression “bête comme ses pieds” ne fait pas partie de mon vocabulaire. Je le proclame: que je devienne aussitôt cul-de-jatte si je la prononce un jour! Mais revenons à ma balade, à mon cauchemar. Car c’en est bien un, tu verras.

Juste avant d’atteindre le pont Butin, je bifurque à droite et emprunte le chemin, encore goudronné jusqu’à mi-hauteur, qui descend tout au bord du Rhône. Et là, c’est la fête. D’un pas énergique, je m’éloigne du bruit des moteurs qui me parviennent de là-haut, sur le pont. Mais même, je ne les entends pas vraiment. Entre eux et moi, il y a des mètres cubes de silence qui s’interposent, qui relativisent leur vrombissement.

Je plonge alors dans cette friandise appréciée par mes pieds, mes jambes, et tout mon corps; cette douceur sans calories, sans colorants, conservateurs; cette gourmandise gratuite et sans autre effet secondaire qu’une saine fatigue; ce plaisir dont le potentiel addictif est une valeur ajoutée: la marche.

Soudain, mon pas s’interrompt: à dix mètres de moi, au bord du chemin, un petit écureuil s’est lui aussi figé, et son œil me scrute avec inquiétude. Je ne bouge plus. Par plaisir, par respect aussi. J’ai envie de lui faire comprendre qu’il est chez lui, en sécurité, et que je ne me permettrai de continuer que lorsqu’il me laissera la place.

Comme s’il m’avait compris, il sautille de droite et de gauche, me surveillant tout de même du coin de l’œil. De temps en temps, il semble vouloir grimper sur ce tronc, ou sur celui-là; mais il redescend, bien vite, comme pour me dire: “Je suis chez moi, je partirai quand je voudrai!”. Puis enfin, il monte haut, très haut, et disparaît avec une agilité qui ferait pâlir de jalousie les plus chevronnés amateurs d’acrobranche.

Je veux alors reprendre ma balade. Mais alors que mon cerveau, le plus naturellement du monde, a donné à ma jambe droite l’ordre de reprendre son activité, celle-ci se refuse à tout mouvement et reste absolument immobile. Mes oreilles perçoivent alors un petit bruit, comme un “ding”, familier mais absolument incongru en pareil lieu. Intrigué, je baisse les yeux et découvre, sur ma cuisse, un petit panneau sur lequel je peux lire cet avertissement:

L’application Jambes est restée trop longtemps inactive. Vous allez être redirigé dans quelques secondes vers une page de connexion.”

Je me réveille.

3 réflexions sur “Cauchemar”

  1. Alors c’est sûr que je ne m’attendais pas à cette “chute”!
    M’étant souvent promenée dans cette région autrefois, j’ai essayé de te suivre tout au long de ta ballade et de me représenter le trajet parcouru. Et ben, c’était chouette!
    Bise.
    Nadia

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