Elle me regardait avec ses beaux yeux clairs, et, d’une voix qui se voulait douce et persuasive, m’a dit :
“Je respecte totalement que tu ne veuilles pas consommer ce genre de produit. Mais tu devrais essayer, juste une fois, histoire de connaître. Comme ça tu pourrais mieux me comprendre. Et puis, tu ne peux pas juger quelque chose que tu n’as jamais essayé, non? Juste une fois…”
C’était il y a plus de 30 ans. Elle était en galère, et je lui avait proposé de l’héberger quelques temps, en précisant qu’il était hors de question qu’elle fume autre chose que des produits en vente libre lorsqu’elle se trouvait chez moi. Et que c’était également valable pour ses potes.
Elle avait, je crois, respecté cette règle. Et ce jour-là, dans un louable effort pour m’inciter à “mieux la comprendre”, elle me proposait de goûter un joint, une fois, comme ça, pour voir. “On peut aller le fumer dans le parc si tu ne veux pas faire ça chez toi! Et c’est moi qui te l’offre, bien sûr; tu n’auras rien à payer!”
J’ai refusé. Je l’ai remerciée pour sa proposition, qui partait d’un bon sentiment, mais j’ai clairement dit que ce refus était ferme et définitif, non négociable. Elle n’a pas insisté. Mais, simplement, elle a demandé pourquoi.
Bien sûr, elle savait pertinemment que la chose était illégale et que j’avais plutôt tendance à respecter les lois. Mais probablement sentait-elle que ça n’était pas la seule raison, qu’il y en avait d’autres, plus personnelles. Car elle savait aussi très bien que, si l’armée ne m’avait pas déclaré inapte au service pour raison médicale (une forte hypermétropie), j’aurais été à cette même époque emprisonné pour objection de conscience. Donc les lois, oui, mais…
Je lui ai donné un argument simple, qui ne laissait aucune place à la discussion:
“Soit ça ne me plaît pas et dans ce cas je perds mon temps, soit ça me plaît et je serai alors en situation inconfortable car j’aurai l’envie de recommencer; or il est absolument hors de question que je mette le doigt là-dedans.”
Elle aurait pu me rétorquer que c’était pas avec le doigt que cela se passait, mais elle n’avait pas ce genre d’humour.
Trente ans plus tard, et après de nombreuses autres occasions de faire, dans différents domaines, le choix du “juste une fois”, et de l’avoir tantôt fait, tantôt non, et parfois regretté et parfois non, j’en suis venu à ce constat:
La distance qui sépare le 0 du 1 est infiniment plus grande que celle qui sépare le 1 du 10. Et le fait de remplacer le 10 par 100, 1’000, voir plus, ne change strictement rien à cette vérité.
Mais voilà: notre perception de cette réalité est considérablement faussée par la façon dont nous nous la représentons :
Ce trait :
…est effectivement moins long que celui-ci:
Le problème de cette valeur 0 est qu’elle est exprimée, donc elle existe, elle a une réalité, comme le mot “néant”. Tous deux désignent un rien, une absence de quoi que ce soit, mais pour désigner cette absence nous mettons un mot, un symbole, qui, lui, est présent. Ainsi sommes-nous obligés de nommer le rien par quelque chose. Et cela fausse tout.
Je propose alors une autre représentation, à mon sens plus exact:
La différence qu’il y a entre
et
est infiniment plus grande
que celle qu’il y a entre
et
Mieux, non?
Ainsi, en faisant “juste une fois” quelque chose, j’ai conscience que je franchis un pas que je ne franchirai plus jamais:
- Une fois le premier pas franchi, en franchir un deuxième me fait doubler la distance parcourue, soit une augmentation de 100%.
- Le centième pas franchi, un cent-unième ne me fait augmenter ladite distance parcourue que de 1%. Autant dire rien…
- Mais le premier pas, que représente-t-il en terme de pourcentage? Ne pourrait-on pas dire, de façon certes plus poétique que mathématique, “infini %” ?
Ainsi donc, franchir le premier pas représente beaucoup plus que ne semble le dire l’expression “juste une fois”.
C’est devenu pour moi une évidence: Il y a infiniment plus de distance entre 0 et 1, qu’entre 1 et 999’999’999’999’999…
Et même ce mot, “plus”, me semble trompeur: car il semble indiquer que les deux valeurs comparées sont de même nature. Or justement, c’est de cela qu’il s’agit: Passer de rien à quelque chose, ne fût-ce qu’à pas grand-chose, c’est changer de monde.