Le Cully Jazz à Dom – Jour 4

Ce lundi soir, un seul concert.

Pour ce concert, un seul musicien: Tigran Hamasyan.

C’est au Temple de Cully, qui n’a pas que des qualités. Sur ses bancs, mes fesses et mes lombaires ont de mauvais souvenirs, ce qui n’est pas sans apporter une sorte de consolation à mes pieds et genoux.

(Pour comprendre l’infinie subtilité de ce trait, prière de se référer au jour 2 de cette série d’articles.)

Par ailleurs, comme il s’agit d’un petit temple, il n’y a pas de surélévation du chœur, et l’autel empêche d’y installer un podium. Or donc, les musiciens sont au même niveau que le public; à partir du 4e rang, il devient difficile d’y voir quelque chose, surtout si, comme ce soir, l’unique musicien est assis.

Mais on ne me la fait pas à moi. Ça fait quatre ans que je fréquente le Cully Jazz, et j’ai pris mes repères. Je me présente donc à l’entrée du Temple (“Bonjour l’entrée du Temple, moi c’est Dominique”) une heure avant l’ouverture des portes. Nous sommes déjà une dizaine. Et à l’ouverture des portes, les gens se précipitent sur les premiers rangs; moi, je vais tranquillement m’assoir sur le côté de la « scène », là où il y a une petite surélévation (deux marches) et des chaises. Cela veut dire que je suis bien assis, et que j’ai une vue imprenable sur le piano. Je vois la scène de profil, mais comme le pianiste le sera aussi, de profil, je serai donc juste en face de lui. Je ne verrai pas ses mains, mais ne perdrai rien de son visage.

Ce grand piano à queue, au milieu de ce chœur, me fait l’effet d’un bateau. Un grand navire noir, accompagné de son canot-tabouret sur lequel va venir s’installer le capitaine, qui, pour répondre à la question que tu te poses peut-être, a 29 ans.

Comme je souhaite te montrer une image du concert, ainsi que je le fis précédemment, je fais deux ou trois tests de cadrage, histoire, le moment venu, de pouvoir œuvrer discrètement, rapidement, sans déranger. L’idée est de prendre une rafale en début de concert et de me consacrer ensuite sur l’écoute. Las! On nous informe que les photos sont interdites. Je laisserai donc mon iPhone dans ma poche et, tu sais quoi? C’est pas plus mal. Imprimer en moi la musique, dès les premières notes, sans avoir à m’en distraire pour t’offrir une image. Et puis le lieu se prête particulièrement bien à cette attitude d’écoute attentive et exclusive.

Si tu veux, tu peux aller voir la galerie d’image du festival. Il y a 3 photos de ce concert.

Le capitaine arrive et s’installe à la barre de son navire. C’est Tigran Hamasyan. Il me semble être petit, frêle, presque insignifiant en regard de la réputation qu’il a. Mais pour avoir vu le bonhomme à la télévision (sur Mezzo, pas M6…), je sais que cette réputation est pleinement méritée, et que le bonhomme est de ceux qui vont marquer l’histoire du jazz contemporain.

Ceci dit, lorsque je l’ai vu à l’œuvre sur la Mezzo, je n’ai pas tout apprécié. Sa musique est passionnante, son jeu très personnel, mais en groupe, ses arrangements me fatiguent la tête et j’ai décroché plus d’une fois. Mais bon. C’était à la télé. Lorsque j’ai vu son nom sur le programme du Cully Jazz, j’ai frémi, mais avec une certaine réserve.

– Comment on fait pour frémir avec réserve?

– Invite moi à manger chez toi et je te montrerai!

Mais lorsque j’ai vu qu’il se produisait en solo, alors là je me suis dit que je ne devais pas rater ça. La réserve susmentionnée s’évaporait, je pressentais le kiff. Point ne me trompai-je.

Dans le temple, le silence se fait. Le capitaine se concentre, saisit la barre et lance son navire à la conquête des flots.

Encore que, en fait, non.

Le navire ne bouge pas. Les flots, c’est lui qui les crée, qui les façonne, qui leur donne vie. Les vagues sont tour à tour écumantes, frémissantes, majestueuses, terribles, contraires, multicolores, sombres ou flamboyantes; il y en a même qui ont des formes impossibles, faites de multiples reliefs inattendus, et même, d’angles droits… J’en vois parfois certaines qui vont dans deux sens opposés et se croisent sans perdre leur énergie. Et le navire-piano, lui, ne bouge pas, du moins pas extérieurement. Parce qu’à l’intérieur, je te dis pas comme ça vibre, comme ça martèle, comme ça étouffe, comme ça pédale…

Tigran Hamasyan est vraiment un phénomène. Il a une maîtrise de son clavier de telle manière que chaque note, chaque silence est à sa place, commence où il faut, s’arrête où il faut, avec l’attaque et le volume juste, et quand entend le nombre de notes que ce type est capable de produire par seconde à certain moment, on imagine le travail… Colossal.

Lorsqu’il se lève pour saluer, à la fin de son programme, je me dis tout d’abord que le temps est passé très vite. Puis je me ravise. Au contraire, il me semble impossible d’avoir parcouru autant de kilomètres sonores, d’avoir traversé autant de paysages variés, d’avoir ressenti autant de richesses et de profondeur en seulement septante minutes. La téléportation existe, je l’ai expérimentée ce soir.

Le programme dont il nous a gratifiés est celui de son dernier album:

liens: sur son site — sur Qobuz

La sortie de scène est longue, au Temple. Car les artistes doivent redescendre l’allée centrale pour rejoindre la loge. Cette sortie se fait au milieu d’un public debout, enthousiaste, reconnaissant. Mais tu sais comment c’est: un public debout, enthousiaste et reconnaissant ne se laisse pas quitter comme ça! Tigran revient saluer, provoquant la brutale augmentation du volume sonore des applaudissements et des bravos. Alors il se rassoit, et en 2 secondes, le public en fait autant et se tait. Quelques toux, ajustements de position, et le silence est total.

Tout au long de ce concert, la qualité d’écoute est formidable. J’en profite pour remercier personnellement chacune et chacun pour avoir ainsi collaboré à la qualité de la soirée. Mais bon, je doute que mon blog soit lu par ces gens formidables. L’un ou l’autre, peut-être?

C’est alors le moment d’un premier rappel. Je reconnais le titre immédiatement, et si je n’avais pas vu une vidéo il y a quelque temps, les chaussettes m’en tomberaient. Je te laisse la surprise. Clique ici en fermant les yeux pour ne pas lire le titre avant de le reconnaître à l’oreille (le thème arrive après 11 secondes d’intro). Étonnant.

Après un deuxième rappel (que je n’identifie pas), nous le laissons enfin s’en aller et là, je n’ai qu’une envie que je m’accorde sur-le-champ. Je vais au bord du lac, je m’assois sur un banc, j’écoute le silence et contemple la nuit.

Pour ne pas laisser tout à fait ce billet
sans la traditionnelle conclusion imagesque,
voici une des photos que j’ai prises
avant le début du concert.

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