Handicap (2/2)

Dans mon précédent billet, j’ai évoqué le cheminement qui m’a fait cesser de dire «un·e handicapé·e» pour dire «une personne handicapée», ainsi que les raisons de ma réticence à utiliser l’expression «personne en situation de handicap».

Dans celui-ci, je vais faire un pas de plus et t’expliquer pourquoi j’ai à présent envie de dire simplement «une personne».

Oui, je sais. Un ami me faisait récemment remarquer que le mot «personne» pose un autre problème, du fait que, employé sans son article défini, il signifie justement le contraire. «Une personne», c’est quelqu’un, alors que «personne», c’est… personne! Mais bon. C’est pas le sujet.

À plusieurs reprises, j’ai croisé sur le Net des histoires de personnes atteintes de trisomie 21 qui s’étaient vues embauchées dans des jobs qui n’avaient rien à voir avec ceux que l’on propose dans les «ateliers protégés». Par exemple cette jeune femme qui travaille dans une crèche à temps partiel, ou encore ce restaurant dans lequel le service en salle est entièrement assuré par des personnes atteintes de trisomie 21.

Ces différents exemples tendaient à montrer que ces personnes handicapées ont des ressources qui peuvent leur permettre de prendre leur place à part entière dans la société. Et que cela pourrait être une orientation intéressante que de leur laisser occuper cette place en les considérant comme des actrices de notre monde.

À la période durant laquelle je découvrais ces informations, j’étais dans la relecture d’un bouquin d’Alexandre Jollien. En remontant le temps, j’ai alors réalisé quelque chose qui m’est apparu comme important:

J’avais découvert Jollien en le voyant interviewé à la télévision; je me souviens avoir pensé: «Tiens… une personne handicapée peut donc étudier la philosophie, cool!» Autrement dit, j’avais devant moi un handicapé philosophe.

Et puis j’avais ouvert un de ses livres, Le métier d’homme. J’avais été immédiatement saisi, secoué par la force de ce discours, qui est à la fois d’une extraordinaire profondeur en même temps que d’une légèreté, d’un humour, d’une simplicité… Et pour moi qui n’ai pas fait d’études universitaires et n’ai lu ni Socrate, ni Spinoza, ni Kierkegaard, sa plume m’est tout à fait accessible. Ainsi, d’un handicapé philosophe, Jollien était devenu pour moi un philosophe handicapé.

Aujourd’hui, en le relisant, je réalise qu’il est pour moi simplement un philosophe. Aussi visible et handicapant que puisse être son infirmité, elle est devenue un signe particulier; le signe extérieur, visible d’une blessure de la vie, quand d’autres sont invisibles en étant tout aussi réelles.

Alors bien sûr, ces handicaps imposent des limites physiques ou mentales qui font que ces personnes ont besoin d’un accompagnement plus ou moins important, d’une aide, d’une attention particulière dans l’aménagement et l’agencement des lieux de vie et de travail. Il ne s’agit bien entendu pas d’en venir à ne pas tenir compte de cette particularité; mais, de même qu’une équipe de travail peut tout à fait s’organiser temporairement de manière à ce qu’un de ses membres, accidenté et plâtré, puisse tout de même faire son travail dans les limites de ses possibilités, il me paraît hautement souhaitable que notre société s’engage durablement dans une reconfiguration qui permette à chacune et chacun d’en être un·e membre à part entière et d’y apporter ses propres ressources, tout en bénéficiant des aides et accompagnements nécessaires sans que cela ne soit considéré ni comme un privilège (pour la personne en question) ni comme un fardeau (pour son entourage).

À travers ces deux exemples de professionnel·le·s trisomiques et du «philosophe handicapé», j’ai peu à peu pris conscience à quel point mon rapport aux personnes handicapées aurait été différent si, au lieu d’avoir une mère qui leur faisait le catéchisme dans des structures spécialisées, j’avais appris à vivre avec ces personnes, dans la cour de mon école et dans mes loisirs ordinaires.

Parce que je dois bien le reconnaître: lorsque je me trouve en présence d’une personne handicapée, je me sens passablement… handicapé!

 

P.S. — Voilà que, préparant la publication de ce billet, je suis tombé, via Facebook sur l’extrait d’une émission de la RTS (réf. ci-dessous), dont le sujet était Le handicap, une question de point de vue. Dans l’extrait partagé sur Facebook, le philosophe Josef Schovanec, autiste, disait: «Peut-être que la véritable mission des personnes handicapées pourrait être d’apporter une forme de bien-être aux gens qui souffrent du trouble de la normalité.» (27:05) Si ce propos mérite d’être entendu dans son contexte, il n’en demeure pas moins une possible réponse à la phrase qui conclut mon billet ci-dessus, non?

 


Émission Faut pas croire du 22 septembre 2018 (durée: 28′) que je t’invite à regarder ici. En première partie, un reportage très intéressant sur l’émission Singularités de la chaîne locale Léman Bleu, émission entièrement réalisée par des personnes handicapées; s’ensuit un entretien avec Valentin Emery, rédacteur en chef adjoint à Léman Bleu, et le philosophe Josef Schovanec. Cet entretien m’a vraiment donné envie de regarder Singularités et de lire les bouquins de Schovanec.

 

6 réflexions sur “Handicap (2/2)”

  1. Nous avons de plus en plus tendance à intégrer les enfants en situation de handicap (désolé!) dans nos écoles.

    Souvent, quand la chose est possible vraiment, ça se passe bien et c’est un apprentissage tant pour les enfants qui ne sont pas dans cette situation que pour ceux qui le sont.

    Nonobstant cela, lorsque c’est forcé, comme ça arrive de temps en temps, ou lorsqu’une classe de l’enseignement spécialisé est intégrée à l’école, ça reste terrible de voir le regard des enfants “normaux” sur ces enfants “différents” dans la cour d’école.

    Ces derniers se font très vite traiter de handicapés, malgré tout notre travail en amont et après ces sorties.

    Les enfants “différents” en souffrent, leurs parents aussi.

    Je n’ai pas de vraie solution…

    Et pourtant, je travaille dans le domaine.

    PS: je constate que Antidote ne peut pas corriger non plus l’orthographe des commentaires sur ton site Dom.:-)

    1. Merci, François, pour ce témoignage de professionnel en situation de devoir gérer ces situations!

      C’est vrai que cette intégration peut être très difficile à réaliser. Je pense d’ailleurs qu’une intégration réussie ne peut pas être faite en une fois. C’est un travail de longue haleine, dont je n’ai aucune difficulté à réaliser qu’il passe par des phases pénibles et douloureuses. Mais je crains un peu que, en voulant éviter ces douleurs, on en reste à un statu quo qui risque insidieusement de renforcer l’exclusion.

      Je me rends compte que je parle de l’extérieur, sans être directement confronté à la situation, et — surtout — sans être directement concerné par elle. Peut-être que si j’étais le père d’un enfant handicapé je tiendrais un autre discours.

      Mais dans le cadre d’une réflexion théorique, je pense par exemple au combat des noirs américains à l’époque de Martin Luter King. Ils se sont risqués à s’exposer de manière très aigüe aux lois ségrégationnistes, et l’ampleur du mouvement a fini par payer. Mais il est vrai que le mouvement a été initié par Rosa Parks, une des victimes de cette injustice, et non par un blogueur confortablement assis devant son ordinateur en train de réfléchir théoriquement à une situation qui ne le concerne pas directement! Et ma réflexion n’a de légitimité que si elle me prépare à me comporter de manière juste et respectueuse le jour où je serai confronté à une situation d’intégration.

      Par ailleurs, le combat de Rosa Parks était situé sur le plan de la loi; l’intégration dont je parle est affaire de comportements personnels et collectifs, et c’est une tout autre histoire!

  2. Cher Dominique, merci pour cet article très intéressant. Je n’ai pas lu entièrement ton article (je le ferai plus tranquillement le soir), mais ce qui m’interpelle, c’est la notion de “limites mentales”. Il me paraît difficile de savoir si une personne a des limites mentales, car nous ne pouvons communiquer avec une personne qu’à travers le physique qui impose ses propres limites. Il faut en effet essayer de traduire des pensées en une suite de mots ou de gestes qui devront ensuite être interprétés par le destinataire. Cela me fait penser au film “les dieux sont tombés sur la tête” où en pleine savane une femme demande à un docteur en biologie ce qu’il fait (comme métier), et il répond “je ramasse des crottes de chèvres” (si mes souvenirs sont bons). Une autre difficulté dans l’évaluation des limites mentales d’une personne concerne la méthode à utiliser pour cette évaluation, car chacun développe sa propre intelligence et son propre univers en fonction de ce qu’il “capte” du monde extérieur. Par exemple un mal-voyant va probablement développer sa “vision” du monde avec une dimension sonore plus conséquente qu’une personne dont la vision est bonne, car cette dernière sera moins attentive aux sons ambiants.
    En tout cas je partage ton point de vue concernant la difficulté à décrire une personne.

    1. Il me paraît difficile de savoir si une personne a des limites mentales

      Parce que tu connais des gens qui n’en ont pas? (Cette question ressemble à un gag, mais c’est tout à fait sérieux!)

  3. Au sujet de ta difficulté de définir Alexandre Jollien en “handicapé philosophe” ou “philosophe handicapé” et finalement en “philosophe” un petit tour sur wikipedia et voici ce que l’on trouve :

    Stephen William Hawking, né le 8 janvier 1942 à Oxford et mort le 14 mars 2018 à Cambridge, est un physicien théoricien et cosmologiste britannique. Théoricien de renommée mondiale, ses livres et ses apparitions publiques ont fait de lui une célébrité.

    Ce n’est que quelques paragraphe plus loin que l’on apprend sa maladie et par là son handicap.

    1. Bienvenue sur mon blog, Jean-Claude! C’est toujours un plaisir d’y retrouver un Cukien!

      Tu écris:

      Au sujet de ta difficulté de définir Alexandre Jollien

      Je ne l’ai pas vécu comme une difficulté, mais plutôt comme une évolution de langage qui exprimait l’évolution de mon regard sur sa personne.

      Concernant Hawking, ça n’est pas ce que je vois; la première mention du handicap vient immédiatement après le paragraphe que tu cites, dans le bloc de présentation générale qui précède le sommaire. Ce qui à mon sens exprime bien que, dans la mesure où le handicap est visible, il est généralement mentionné immédiatement après la désignation de ladite personne par son métier ou sa fonction.

      D’ailleurs, si j’écris «le philosophe» pour mentionner Jollien, lorsque j’en parle à quelqu’un qui semble ne pas connaître le nom, je mentionne facilement son handicap immédiatement après, comme pour aider à le situer.

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