Roger Cuneo – De l’autre côté du rideau

Oui, je sais, il n’y a que moi pour écrire un article sur un livre qui est paru il y a deux ans. À l’époque, j’avais été informé de sa parution par deux canaux, mais curieusement, alors que j’avais lu et apprécié les titres précédents du même auteur, ce titre-ci m’a échappé. J’ai un peu honte, mais voilà. C’est donc pas du tout frais, mais voilà. J’suis pas un rapide, voilà. Mais ça n’enlève rien à la valeur de ce que j’écris. Non mais ! Et de toute façon, j’avais trop envie de t’en parler pour m’arrêter à ces considérations agendatesques.

(Et merci à Roger de m’avoir reparlé de — et offert — ce livre.)

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C’est l’histoire d’un mec… ou plutôt, non, c’est l’histoire de deux mecs.

Mais en réalité, ces deux mecs, c’est le même.

Tu vas voir.

Le livre commence avec la journée d’Antoine, vendeur de légumes sur les marchés genevois. L’auteur nous narre le début de sa journée ; on le voit s’installer sur la place du Marché de Carouge et échanger quelques mots avec ses clientes.

« Les gens recherchaient tout autant deux mots gentils, que trois tomates. »

Puis, une musique retentit. Un chanteur de rue s’est installé sur la place avec son orgue de barbarie, non loin d’Antoine et de ses légumes. Ses chansons ravivent quelques souvenirs dans la mémoire d’Antoine. Ainsi faisons-nous connaissance de ce personnage qui commence à prendre de l’épaisseur, de la profondeur.

En fin de matinée, le chanteur de rue vient acheter son repas de midi à Antoine ; ces deux personnages vont alors s’intéresser l’un à l’autre et passer le reste de la journée à se raconter leurs vies. L’essentiel du livre est constitué de ces récits de vie, ainsi que des réflexions que chacun des deux protagonistes manifeste vis-à-vis de l’autre. Ces réactions sont tour à tour amusées, choquées, provocatrices, bienveillantes, pudiques, interrogatives…

Mais ce qui m’a passionné dans cette affaire, outre l’histoire de chacun qui m’a captivé, c’est de savoir qu’en réalité, ces deux personnages n’en font qu’un.

Oui, parce que Roger Cuneo, qui a été chanteur et comédien, a décidé de faire dialoguer ces deux faces de sa personnalité en les incarnant dans deux personnages distincts : un ancien comédien désabusé devenu vendeur de légumes sur les marchés de Genève, et un vieux chanteur de rue qui a connu jadis quelques heures de gloire mais qui, aux servitudes du showbiz, a préféré la liberté de la rue.

La relation qui se construit à travers ces échanges est donc une forme de dialogue intérieur ; et les contradictions qui s’expriment parfois entre les deux protagonistes me semblent être autant de conflits intimes que l’auteur, à travers son livre, nous révèle.

Une sorte de roman « bi-biographique ». Ma culture littéraire étant fort maigre, j’ignore si ce procédé a déjà été utilisé. J’imagine que oui. Mais pour moi, c’était une découverte.

Extrait (p.179) :

« Tu ne comprends pas que tes coups de gueule témoignent de ton désespoir ? Tu l’entretiens comme une coquetterie.

— Qu’est-ce qui te permet de me juger ?

— Ce n’est pas mon propos. Je t’écoute et j’ai la certitude que tu vaux mieux que ce que tu dis. Au lieu de te contenter de râler, je préfèrerais que tu relèves la tête.

— Pour faire quoi, monsieur le bon apôtre ? Pour quelle cause ? Pour qui ? Pourquoi ?

— Pour toi d’abord, ensuite pour nos enfants et pour toutes les personnes qui t’entourent. N’est-ce pas une justification suffisante pour justifier tes luttes ?

— Tu ne comprends pas que je suis désarmé ? […] Sais-tu que je préfèrerais me sentir comme toi habité par des forces supérieures et me mettre au service des autres ? »

En lisant ce livre, j’ai pensé à une technique de psychothérapie qui consiste pour le client à s’asseoir sur différents sièges ou coussins pour y exprimer diverses facettes de sa propre personnalité et les faire dialoguer. Et bien, j’ai l’impression que c’est précisément ce que Roger a fait à travers l’écriture de ce texte. Une sorte d’exploration intérieure, rendue plus vivante par les histoires respectives de deux personnes, très différentes l’une de l’autre. Deux points de vue sur la vie, deux philosophies, qui se rencontrent, se dérangent, se confrontent, s’affrontent… J’ai vraiment trouvé l’exercice passionnant !

Certains passages, comme l’extrait ci-dessus, me semblent exprimer parfaitement la manière dont je peux parfois me sentir moi-même ambivalent, voire partagé entre plusieurs visions des choses, parfois difficiles à concilier. Étant donné mon parcours personnel, cet ouvrage entre en vibration sympathique avec mes propres contradictions et interrogations.

Autre dimension qui m’a parlé : l’évolution des personnages. Chacun, de par son histoire, a traversé différentes étapes, parcourant un chemin qui l’a conduit à être celui qu’il est au moment de cette rencontre. Par ailleurs, il est tout à fait intéressant de voir de quelle manière, le vieux musicien (vieux sage ?) suscite chez son interlocuteur la survenance d’une impulsion qui va finalement le conduire à se lancer dans un nouveau projet.

Il y a de l’humour, de la poésie, de la nostalgie, mais aussi quelques considérations bien senties de l’auteur sur la vie, la ville, la société d’aujourd’hui. Pour moi qui habite Genève, les lieux (et les chantiers !) décrits dans ce récit me sont connus, voire familiers ; de même que certains personnages dont parlent les protagonistes, que j’identifie clairement pour les avoir connus de près ou de loin.

Ce roman est, à mes yeux, une perle dont je recommande très chaleureusement la lecture !

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Pour terminer, une citation. C’est le vieux chanteur qui s’exprime (p.141) :

« Je ne considère pas détenir la science infuse, mais avec le temps, il y a des choses qui prennent en nous leur juste place. J’en suis à l’âge où c’est indispensable d’y réfléchir, si l’on ne veut pas mourir ignare. La plus grande difficulté ici-bas est de parvenir à trouver sa cohérence et cela demande du temps. »

J’espère, Roger, que l’écriture de ce livre t’aura permis d’avancer sur le chemin de ta cohérence intérieure !


2 réflexions sur “Roger Cuneo – De l’autre côté du rideau”

  1. Hello Dom’.

    C’est une belle description de ce livre que j’ai aussi beaucoup apprécié. 😉

    Belle surprise de venir lire un article et de tomber sur ce sujet, merci beaucoup pour Roger en tout cas.

    Amicalement

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