Qu’en penser?

Je me rappelle.

J’avais été initié à l’écoute de la musique baroque sur instruments anciens (ou copie d’anciens) et avec les règles d’interprétation (copie) d’époque. Ainsi, après avoir été biberonné au Bach de Yehudi Menuhin et Arthur Grumiaux, j’apprenais à goûter celui des frères Kujken et de Nikolaus Harnoncourt.

Fier de mes nouvelles connaissances, je me suis rapidement trouvé dans une posture particulière. Lorsque j’entendais une œuvre baroque, il me venait de suite la question suivante: “Qu’en penser”? S’agissait-il — pour faire simple — d’instruments baroques ou d’instruments modernes? Autrement dit: avais-je, au regard de ce que j’avais appris, le droit (le devoir) d’aimer ça ou non? Était-ce “Juste”, “Vrai”?

Je caricature un peu, mais pas tant.

Bientôt je me retrouvai dans une complication du fait de la découverte suivante: parmi les musiciens qui jouaient sur instruments anciens, tous n’étaient pas jugés bons par les baroqueux de mes connaissances. De plus, j’ai entendu un jour deux de mes potes affirmer que finalement, ce qui est important, ça n’est pas que ce soit “baroque” ou non, mais que ça nous touche.

Donc, la question “qu’en penser” cédait la place à une autre: “suis-je touché?”

Et là, je fais un saut dans le temps. C’est, me semble-t-il, bien des années plus tard que m’est venue cette idée:

Et si la question “qu’en penser?” ne devait pas plutôt s’écrire ainsi: “Quand penser?”

Autrement dit, lorsque j’écoute une œuvre, la question n’est pas “qu’en penser?”, mais bien “quand penser?”.

Et la réponse est simple: “pas maintenant”! Il est temps, d’abord, de laisser monter en moi ce que la rencontre avec cette œuvre suscite comme émotion, sensation, impression; ce qu’elle suscite aussi comme pensée, pourquoi pas, mais pas dans un sens d’une réflexion normée mais plutôt dans celui de laisser venir ce qui vient, fût-ce incongru, dérangeant, en apparente contradiction avec la règle…

Dans un deuxième temps seulement, penser, analyser, comprendre pourquoi j’aime ou je n’aime pas, ou ni l’un ni l’autre, ou les deux.

~ ~ ~

Hier, j’étais dans une ambiance intérieure plutôt maussade. Indifférent à tout (sauf au goût de la quiche carotes-raves-panais-fromage que j’avais confectionnée pour le repas de midi); je me traînais sur les chemins d’un parc public inondé par un soleil généreux, sonorisé par le chant de quelques oiseaux et les cris de quelques enfants. Je me disais, une fois de plus, que j’en avais pas grand-chose à foutre de cette beauté, de ce privilège dont je jouis d’être un homme cisgenre, hétéro, blanc, suisse, retraité, fraîchement vacciné contre la COVID-19 qui m’a, jusqu’ici, épargné.

Chemin faisant, je me demandais ce qui pouvait bien expliquer, voire justifier une telle indifférence; et c’est là que j’ai réalisé que j’étais d’une certaine manière en train de me demander, au sujet de mon humeur dépressive: “Qu’en penser?”.

Et tu sais quoi, ô Toikimeli? J’ai alors — je suis très fort — modifié mentalement l’orthographe de la question et je me suis demandé “Quand penser?”, ce qui a immédiatement fait remonter la réponse “Pas maintenant!”.

J’ai donc arrêté de penser, de chercher des raisons, de disséquer mes humeurs, d’autoanalyser mon mal-être, et je me suis mis à m’ouvrir à celui-ci, à accueillir simplement mes sensations physiques sans jugement, à contacter le vide abyssal de ma motivation à vivre; malgré tout, je me suis souvenu que quelques minutes auparavant, j’avais eu un contact très agréable et souriant avec le personnel du centre de vaccination, donnant probablement une fois de plus l’image du gars qui va toujours bien.

Qu’en penser? >>> Chai pas, faudrait que je demande à un spécialiste.

Quand penser? >>> Pas maintenant!

Ce juste être là, si souvent dit, écrit, lu, mais si difficilement mis en œuvre: être là, juste là, présent à moi-même, sans chercher pourquoi mais en conscientisant comment; être présent à l’environnement, aux perceptions de mes sens, sans analyser; juste être là.

Et là, dans mon parc, le fait de juste être là, ça m’a fait comme des vacances. Oh cela n’a pas duré très longtemps, et j’ai dû y revenir plusieurs fois, en laissant passer les pensées sans les refuser, sans lutter…

Une fois de plus, j’ai constaté combien cette attitude en apparence si simple, si évidente, que nous avons désapprise en grandissant, est difficile à retrouver, à réapprendre.

C’est pourtant simple.

Il suffit d’y penser.

Ou pas.

Je trouve ça beau.
Mais j’y pense… la plante est peut-être malade ?
Mais je trouve ça beau.

6 réflexions sur “Qu’en penser?”

  1. Dominique, ce que tu viens d’écrire m’a fait réfléchir, mais aussi beaucoup impressionné ! Ce que je veux mettre en avant dans mon commentaire, c’est que j’ai l’impression que tu écris une chanson que je peux entendre, même sans la musique jouée par des instruments. Cela me fait supposer que tu écris comme si tu chantais et accompagnais à la guitare en même temps. C’est très beau !

    1. Merci Xavier!
      Je serais très curieux de pouvoir entendre la musique que tu entends. Mais je ne peux entrer dans ta tête, ce qui est une bonne nouvelle pour toi et ta nuque.
      Très touché de savoir que je fais de la musique sans le vouloir!

  2. Lucienne Sommer

    Et pourquoi pas juste aimer ou pas aimer un morceau sans explication ? Donc oui, comme tu le dis si bien, “Quand penser ” ? Parfois il me semble que ce n’est pas nécessaire et que l’émotion suscitée est largement suffisante

    1. Merci Lucienne!

      C’est exactement ça. Mais j’ai hérité de mon éducation une sorte de réflexe de conformité à certaines règles, à une certaine vérité. D’où la nécessité d’un cheminement intérieur qui prend du temps, mais qui est souvent passionnant.

  3. Quand penser ? Je ne sais pas. Ça dépend.
    Vivre en pleine conscience le moment présent ? Toujours !

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