Quand les mots sont trahis par nos pensées

En relisant mon précédent billet, j’ai tout à coup eu l’impression que j’avais besoin de prolonger la réflexion par un troisième volet. Et puis il m’est apparu que cette question de vocabulaire est finalement beaucoup plus large que le seul domaine du handicap. C’est pourquoi, plutôt que de lui attribuer un numéro trois, je lui ai donné un titre propre, même si ce billet rebondit clairement sur les deux précédents.

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M’exprimant sur l’évolution de mon vocabulaire, j’écrivais:

«Ainsi, d’un handicapé philosophe, Jollien est devenu pour moi un philosophe handicapé.
[…] Aujourd’hui, il est pour moi simplement un philosophe

En lisant cette dernière phrase, j’ai souri intérieurement en repensant à l’expression dont je parlais dans le premier billet sur ce thème; et j’ai imaginé que l’on pourrait dire que Jollien était une personne en situation de philosophie. Mais plus sérieusement:

Si, s’agissant d’Alexandre Jollien, je préfère dire une personne handicapée plutôt que un handicapé, pourquoi ne suis-je pas gêné par le fait de dire un philosophe?

Mmmmh?

Parce que si Jollien n’est pas que un handicapé, il n’est pas non plus que un philosophe! Il est aussi un mari, un père, un écrivain, et je ne sais quoi encore…

Et si cela me dérange de «réduire» une personne à son handicap, pourquoi n’ai-je aucune difficulté de la «réduire» à sa profession?

Oui, je sais: Jollien a choisi le métier de philosophe, mais il n’a pas choisi l’état de handicapé. N’empêche. Alors?

En fait, je crois que le problème n’est pas tellement une question de «réduction», mais plutôt de considération, de regard, d’image colportée.

Et finalement, j’ai l’impression que la difficulté posée par l’emploi du mot handicapé n’est en rien résolue par le fait de lui subsituer l’expression personne handicapée.

Il y a d’autres mots qui sont également remplacés par des expressions sensées être plus respectueuses, dont les célèbres personnes de couleur qui remplace noir·e (ou jaune, ou rouge…), technicien·ne de surface qui remplace nettoyeur·euse et personne du 3e âge qui remplace vieux (ou encore pire: vieille).

J’ai vraiment l’impression que le problème du mot handicapé n’est pas le mot lui-même, mais la connotation négative qu’un certain usage courant a reliée à ce mot. Certaines de ces connotations se sont imposées de manière telle que les mots sont carrément devenus des insultes. Paysan, par exemple, est parfois utilisé comme insulte; on lui préfère alors agriculteur, qui pourrait bien lui-même être remplacé d’ici quelques décennies par un autre mot, lorsqu’une partie significative de la population aura pris l’habitude de s’insulter en se traitant d’agriculteur

S’il arrive que les mots trahissent nos pensées, l’inverse est aussi vrai: combien de mots, désignant parfois les petites gens (ou considérés comme tels), ont été trahis par nos pensées dévalorisantes à l’endroit desdites petites gens? Et à travers les mots, ce sont finalement bien les personnes qui sont trahies. Car si les mots sont remplacés dans une louable intention de respect, le mépris reste. Et c’est bien lui qui pose problème.

Car enfin il ne viendrait certainement à l’idée de personne de dire personne en situation de doctorat, ou personne en situation de célébrité!

Non?

Je veux bien surveiller mon vocabulaire, mais il me paraît autrement plus important de surveiller mon regard sur l’autre, mes habitudes de jugement, mes catégorisations…

Ne serait-ce pas là un beau programme pour 2019?

Allez… bonne année quand même!

6 réflexions sur “Quand les mots sont trahis par nos pensées”

  1. J’allais commenter dans ce sens le précédent article, mais avait renoncé car j’ai bien du mal à être concis…

    Mais en effet, ces périphrases viennent du décalage entre la définition d’un handicapé – une personne qui pour des causes physiques, psychiques ou environnementales ne peut accomplir des tâches usuellement réalisables par l’humain moyen – et la masse d’idées ou de préjugés qui peuvent s’y attacher – ne peut être autonome, charge pour la société, difficulté à s’intégrer, incapable de briller par ses autres facultés, drame émotionnel pour les proches, et caetera. Les préjugés peuvent au contraire être positifs: on peut associer la notion de handicap à des obstacles incitant à sublimer d’autres capacités. Si on considère une vie comme celle d’Alexandre Jollien, on ne peut pas s’empêcher d’imaginer que le développement de son intellect et de sa spiritualité aurait pu prendre une toute autre route s’il son handicap ne l’avait pas conduit à une expérience de vie bien différente de la moyenne de ses contemporains. Ils restent cependant des interprétations personnelles de ce qu’implique le handicap pour la personne concernée.

    La stricte définition du handicap montre qu’elle n’est pas forcément liée à la personne (vous avez techniquement un handicap si les armoires de votre cuisine sont trop hautes et nécessitent un escabeau, alors qu’elle sont à bonne hauteur pour la plupart des gens), et dépendant d’une appréciation contextuelle de la normalité (Une personne d’1m 95 au Japon aura du mal à s’habiller et risque de devoir souvent se baisser en intérieur. Sommes-nous tous des hommes volants handicapés du vol?)

    En utilisant “personne handicapée”, on précise consciemment ou non qu’on considère la personne comme potentiellement égale à n’importe quelle autre, sauf sur le plan de la caractéristique précisée (grand, colérique, souple, handicapé…). Cette tournure sous entend que l’on considère la caractéristique du handicap comme seule distinction par rapport à une autre personne, sans sous-entendre toutes les autres distinctions issues de jugements hâtifs qui y sont fréquemment associées.

    Qu’est-ce que change la formule “en situation de handicap”? D’abord de rappeler que le handicap n’est pas forcément un état permanent, mais une situation qui peut évoluer et qui dépend du contexte. Cela peut rappeler que l’incapacité à accomplir une fonction ne pose problème que pour autant que la situation requière cette fonction (M. D. Trump n’est pas handicapé tant qu’il n’a pas à produire un énoncé pertinent ou paraître de bon goût en public, par exemple).

    Mais pourquoi devoir insister encore plus lourdement sur le fait qu’on ne cantonne pas la personne dans un carcan de préjugés, si l’expression “personne handicapée” le fait déjà?
    Ensuite, cela permet d’éviter de dire “handicapé” et ça déculpabilise un max. Une personne handicapée est devant vous… elle a potentiellement besoin d’aide et cela peu susciter de la culpabilité d’autant plus si son handicap est dû au fait qu’il est malheureusement un groupe minoritaire et que les infrastructures dont nous profitons ont été conçues pour nous et pas pour lui. Chacun pourrait faire quelque chose individuellement. Une personne en situation de handicap, eh bien… c’est la situation qui le veut… on ne peut pas changer des normes structurelles de la société et de l’urbanisme juste pour lui quand même. Ou en tout cas on ne peut pas le faire seul. On n’a pas de responsabilité individuelle dans le fait de compenser son infortune de base, parce que la responsabilité est mise sur une situation globale.
    Enfin cela peut générer des messages contradictoires: pratiquer une telle gymnastique linguistique pour bien distinguer la personne d’une de ses caractéristique, c’est reconnaître que la norme sémantique est d’associer tous les préjugés susmentionnés au terme d’handicapé et qu’il est nécessaire de bien faire comprendre à l’interlocuteur qu’on ne le fait pas. En s’adressant à une personne handicapée, cela peut éventuellement sous-entendre qu’elle vit le handicap négativement et que ces préjugés sont vrais, et qu’on prend des pincettes pour la ménager. Comme si on disait: “personne en situation de perte de membre de l’entourage” pour ne pas dire nommer qu’elle est en deuil.

    1. Merci zagabouet pour ton intervention.
      Mais pour être franc, je serais bien emprunté pour te répondre point par point, d’une part par manque de temps, mais surtout parce que j’avoue avoir du mal à suivre aisément ton propos. Il me semble que, grosso modo, tu vas dans le même sens que moi. Je retiens toutefois la chose suivante:
      À propos du terme «situation», ce que tu écris m’a fait repenser à un passage de l’émission Faut pas croire que j’ai mise en lien dans le billet précédent. Le philosophe Josef Schovanec y dit «[…] le handicap est relatif, lié à la situation et non à la personne» (à 24:00). Peut-être cela pourrait-il expliquer le fait de dire «personne en situation de handicap»?
      Malgré tout, comme tu l’écris, il s’agit d’une «gymnastique linguistique» qui tend à «reconnaître que la norme sémantique est d’associer tous les préjugés susmentionnés au terme handicapé et qu’il est nécessaire de bien faire comprendre à l’interlocuteur qu’on ne le fait pas.» Mais au final, en voulant trop dire que l’on de dit pas (!), il me semble qu’on devient lourd…

  2. Bonjour Dom, c’est la première fois que je commente ici, parce que tes deux billets m’ont incité à élargir quelque peu cette agitation des idées que permet un blog, en considérant comme point de départ ton billet sur Jollien.

    Dans ce contexte, je dirais que les discussions et opinions exprimées ici maintenant tournent autour du politiquement correct.

    Le politiquement correct avait pour but, au départ, d’adoucir, de policer le langage afin d’éviter d’offenser des minorités, qu’elles soient ethniques, sexuelles ou religieuses. Mais de nos jours, c’est devenu une forme de langage qui est est souvent perçue comme une arme idéologique au service de la bien-pensance, de la pensée unique.

    Il faut admettre que maintenant, c’est un concept qui est devenu très dévoyé et, le plus souvent, jeté à la figure de son adversaire politique en guise d’anathème. Qui se vanterait, de nos jours, de tenir un discours politiquement correct ? Personne bien sûr, car cela reviendrait à s’avouer adepte de la pensée unique ! Cependant, un tel glissement sémantique ne devrait pas masquer les acquis qu’a permis ce contrôle social du langage, notamment en faveur des minorités.

    Cette manière de s’exprimer implique de prêter attention aux termes que l’on utilise, dans les domaines politiques et médiatiques essentiellement, et de ne pas employer des mots qui pourraient déprécier un groupe ethnique, religieux, sexuel ou autre. Ce phénomène correspond, concrètement, à une élévation des normes de la tolérance dans la société. Nous sommes tenus de nous montrer « inclusifs », et pas seulement en évitant des expressions genrées.
    Ainsi, on parlera de l’ajustement des effectifs au lieu de prononcer le mot licenciement, les chômeurs deviendront des chercheurs d’emploi, un sourd deviendra un déficient auditif, un dommage collatéral est un massacre d’innocents, une purification ethnique c’est un génocide, un Noir, Arabe, Asiatique, ou un métis deviennent des personnes issues de l’immigration ou même des minorités visibles.
    Revêtir toutes ces personnes de ces belles expressions n’améliorera guère leur condition… Et ce que l’on appelle entrée de gamme veut dire bas de gamme, le produit ne sera pas meilleur pour autant !
    L’imagination dans ce domaine est sans bornes.

    Mais le problème, c’est que, dès l’apparition de ces précautions langagières, qui, je le rappelle, sont une émanation de la gauche, il est apparu un mouvement contraire issu de la droite, et ensuite de l’extrême-droite. Pour ces personnes, le politiquement correct n’est rien d’autre que de la censure pure et de l‘autocensure. Beaucoup de partis dits populistes ont gagné des voix en s’élevant contre cette tendance.

    A mon sens, il est vrai que l’on peut rester un petit peu dubitatif devant cette évolution de notre manière de parler, parce que, dès le moment où on hésite à exprimer ses convictions, cela devient dangereux, parce que discours devient neutre, et simplement moralisateur.

    On trouve sur internet de multiples références à la langue de bois, ou encore à la novlangue.
    Par exemple, considérons la situation dans laquelle certains journaux s’interdisent de mentionner la nationalité de l’auteur d’un délit.

    On pourrait considérer cette auto-censure comme un excès. Toutefois, il faut noter qu’il y a des recherches en psychologie qui ont démontré que, si l’on mentionne la nationalité des auteurs de délits, cela confortera les lecteurs dans leurs préjugés. Ils vont se souvenir des cas où l’auteur du délit est étranger, mais sans doute moins y penser si l’auteur est suisse. C’est ce que l’on appelle un biais cognitif.

    Mais inversement, cette attitude risque de travestir la réalité. Prenons l’exemple du scandale des harcèlements sexuels du Nouvel An 2016, en Allemagne. Il y a eu une rétention initiale des informations. Les médias et les politiques ne voulaient pas que l’on évoque la nationalité des auteurs. Il faut pourtant nommer les choses. Le mutisme sur certains sujets tabous est, pour cette raison, responsable de la montée des extrémismes, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis. Des sujets sont devenus tabous : n’est-il pas politiquement incorrect de critiquer la politique d’Israël ou de se montrer négatif ou suspicieux envers l’islam ?

    On pourrait dire que c’est une illustration parfaite de l’expression “ménager la chèvre et le chou”. Finalement, le discours perd toute saveur et souvent toute signification. Tout doit rester dans un juste milieu. Il fait rester dans les lignes jaunes.

    A contrario, Il y a de nombreux exemples où le politiquement correct a déployé des effets positifs, ne serait-ce que d’écrire de manière à ne pas exclure les femmes, voire à favoriser l’accès des femmes, à compétences égales, à certains postes de direction. Et il y a des présentateurs de télévision noirs. Dans les films américains, les héros ne sont plus que blancs.

    Mais aux Etats-Unis, cette tendance a fait le jeu de la droite. Elle a accusé la gauche de trop s’engager pour les homosexuels, les féministes ou les noirs. Les blancs se sont sentis exclus. Cela a par conséquence aussi fait le jeu de Donald Trump.

    Bref, rien n’est simple…

    1. Merci Zallag, et bienvenue sur mon blog!

      En te lisant me vient une image: il me semble qu’un certain niveau d’hygiène est nécessaire, mais qu’une exagération devient dangereuse. Notre corps n’ayant plus l’occasion de fabriquer des anticorps, il devient hypersensible et c’est l’infection pour un oui ou pour un non.

      N’en serait-il pas de même pour le politiquement correct? Une attitude humaniste au départ, qui par son exacerbation devient une sorte de poids qui alourdit et complique les choses au point que l’on ne supporte plus la moindre trace d’une éventuelle possibilité de malentendu ou d’irrespect?

    1. Hélas non, le système de commentaire de WP ne le permet pas. Moi je peux, si c’est vraiment important. Mais à vrai dire, malgré deux lectures attentive de ton post, je n’ai pas décelé de phôtes…

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