Mon père, ou la tendresse empêchée

Ce matin, Bernadette me dit
“Ça va faire dix ans que ton papa est mort.”
Je lui réponds:
“Moui… Tu sais moi, les dates…”

Et puis la journée se passe.

Le soir venu, je réalise que, mine de rien,
ma journée a été émaillée de moments où il m’était présent.
Et que ça me “faisait chaud”

Effectivement, ça fait dix ans qu’il me manque.

Qu’il me manque? Oui.
Mais dix ans..

Cinquante-six, peut-être?

Je me souviens avoir dit, quelques heures après son décès:
“Il me manque déjà…”
Et puis, j’ai ajouté, après un temps:
“En fait, je crois qu’il m’a toujours manqué.”

Quelques temps avant sa mort, alors qu’il était hospitalisé, je suis allé le trouver. Il était assis, l’air maussade. Je lui ai fait la bise en lui disant bonjour, et je me suis assis près de lui. Comme souvent, nous étions là, tous les deux, dans une sorte de silence gêné, à se demander quoi dire…

C’est lui qui a rompu le silence, en haussant les épaules et comme en s’excusant:
“J’sais pas quoi dire…”
Alors je lui ai pris la main et lui ai dit que moi non plus je ne savais pas; que nous n’étions tous les deux pas de grands causeurs; que ça n’était pas grave et que l’important était d’être ensemble. Et je suis resté muet, tenant la main de mon père dans les miennes. Curieusement, j’ai eu l’impression qu’il était en même temps gêné et touché. Mais ce souvenir me reste comme celui d’un moment très fort; un moment durant lequel nous étions juste là, nous donnant le droit de ne rien dire (“Heureux ceux qui n’ont rien à dire et qui ne le disent pas!” aimait-il répéter), laissant pour une fois à nos mains immobiles le soin d’exprimer la tendresse que nous avions l’un pour l’autre.

Il faut dire que la tendresse, ça n’était pas son truc, à papa. Je me souviens comme d’hier – alors que j’étais enfant – de son air contrarié lorsque maman venait tendrement s’asseoir sur ses genoux, après le souper.
Cet air contrarié blessait et frustrait maman, qui le lui faisait savoir, ce qui l’agaçait, lui, et l’expression de cet agacement ajoutait à la blessure de maman…

Entendons-nous bien. Je ne dis pas qu’il n’y avait jamais de tendresse entre eux. Serais-je là sinon? J’ai d’ailleurs retrouvé des photos qui témoignent de magnifiques moments de tendre complicité entre eux.

Regard complice
Les brins de muguet semblent situer cette image au mois de mai, qui sera, quelques années plus tard, le mois de ma naissance…

Mais dans ma relation avec lui, le tendresse physique ne tenais qu’une place… convenue. J’ai très peu de souvenirs d’avoir été “embrassé” au sens propre du terme, par mon père. C’est arrivé, mais de moins en mois souvent au fil des ans, et toujours lié à un évènement qui rendait le geste presque inévitable. Et, de ces moment où l’on se faisait la bise en se saluant, ma peau a gardé le souvenir de ses joues comme quelque chose de… dur?

Plus j’y pense, plus je me dis que cette apparente dureté était une protection. Pas contre le monde extérieur, non, ou contre l’autre, mais contre sa propre tendresse intérieure qu’il peinait tant à exprimer. La lignée Python avait plein de qualités, mais probablement pas celle de l’expression de la tendresse. Du moins pas jusqu’à la génération de mon père. Et n’en ayant que peu reçu lui-même, il avait du mal à savoir que faire de celle qui l’habitait. Bien sûr il y avait le violon, et une profonde humanité qui était perçue par ceux qui le connaissaient, malgré ses dehors parfois rugueux. Mais la tendresse brute (si je puis dire!), la chaleur du geste, les mots doux, les caresses, tout ça, il ne maîtrisait pas. Alors – c’est ce que je pense aujourd’hui – faute de savoir s’y prendre, il préférait faire comme si ça ne l’intéressait pas. Et il repoussait maman lorsqu’elle se faisait trop câline.

− • • • −

Dix ans après sa mort, il m’est encore très présent, malgré sa difficulté à l’être de son vivant par la parole et le contact. Mais curieusement, si je ressens si bien cette difficulté, si elle résonne tellement en moi, ça n’est certainement pas seulement parce que j’en ai souffert; c’est peut-être aussi parce que quelque chose en moi y fait écho. Cette façon de se sentir incompétent dans un domaine, et de se conduire comme s’il n’aimait pas ça, j’ai l’impression que cela me renvoie à moi-même, par exemple lorsque je déclare ne pas aimer danser. Mais ceci est une autre histoire…

JoViolon

5 réflexions sur “Mon père, ou la tendresse empêchée”

  1. sommer anmarie

    Et voilà la recette de: Comment pleurer le dimanche matin dans sa cuisine ? Ou ailleurs.
    Lire ton blog.

    Ouaahhhh. tellement ça.
    émotion
    Merci.

    Bizoux.

  2. Un merci ému Dominique pour partager ce beau texte tellement sensible.
    Et les photos sont trop belles : ta maman si jolie, admirative et amoureuse. Quant au violoniste, il est superbe et c’est certainement par la musique et le violon qu’il essayait de transmettre son ressenti de la vie. Cette photo m’a fait glisser avec bonheur quelques années en arrière.
    Bise à toi et à Bernadette.

    1. Merci Christel!
      Premier commentaire d’une personne inconnue sur mon blog… Ça fait plaisir!
      En tout cas n’hésite pas à y revenir!

Répondre à Nadia GuilletAnnuler la réponse.

Retour en haut