Le temps d’une vie

J’aime autant te prévenir, tu ne vas pas comprendre tout de suite. Mais ça viendra. Promis.

C’est l’histoire d’un mec, il regarde sa vie.

Et moi, je suis là, invité par lui, à le regarder en train de regarder sa vie.

À le regarder regarder. Tu vois comment?

En tout cas, c’est comme ça que je le ressens.

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Ça commence dans l’eau, forcément.

Une belle eau bleu-turquoise, dans laquelle tout est encore trouble.

C’est trouble, mais ça baigne.

Une forme apparaît, que je ne parviens pas à identifier, puis des bulles. Il semble qu’il se passe quelque chose, ou que quelque chose va se passer.

Un furtif mouvement ascendant, et je suis brusquement plongé dans le regard du mec qui regarde sa vie. Il est au bord de l’eau de laquelle il est né et il semble se dire que, quand même, il était bien, là-dedans.

Je comprends sa nostalgie. Il m’arrive de la partager. Parce que des fois, l’équilibre est difficile à trouver.

Ceci dit, il semble y arriver plutôt bien, le mec. Au point qu’on le voit maintenant marcher sur le côté, là où l’équilibre est incertain, plutôt que sur le chemin aménagé. De la part d’un jazzman, rien d’étonnant. Suivre les règles, mais trouver dans celle-ci la zone dans laquelle la créativité est possible, quitte à prendre certains risques.

En tout cas, c’est comme ça que je le ressens.

Retour au bord de l’eau. Le mec, d’une main prudente, prend le temps de recontacter l’eau primitive; comme un signe de reconnaissance, un dernier merci à la matrice originelle.

Et à propos de signe, il y a un cygne, auquel le mec fait signe. Je le connais (le mec, pas le cygne) avec son humour à froid, pince-sans-rire… je ne suis donc pas surpris de ce jeu mot en image.

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Après, le mec, il fait marcher sa main sur la rambarde d’un pont. Il est haut, le pont. En bas, il y a l’eau, toujours l’eau. Si la main dérapait sans être rattachée au corps par le bras, ce serait le grand plongeon. Mais il maîtrise bien ses doigts, le mec. Pour un saxophoniste, c’est quand même la moindre des choses.

Ah oui, je t’ai pas dit? Il est saxophoniste, le mec. Mais là, sur ces images, il ne joue pas, il vit le temps d’une vie, la sienne, et il m’invite à le regarder.

Le skate park, tu connais? Ce lieu où les enfants, puis les ados, aiguisent leur équilibre. Le mec, il traverse le skate park, tranquille, à pied. Il me semble percevoir sur ses lèvres un très léger, presque imperceptible sourire; comme s’il se souvenait de cet âge où il se cherchait, apprenait à prendre des risques, osait des trucs déraisonnables…

En tout cas, c’est comme ça que je le ressens.

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Maintenant, on change de perspective. Comme si, d’un coup, ça n’était plus le mec qu’on regarde, mais la vie en général.

Une voiture rouge, garée devant un immeuble situé au bord de l’eau. On la voit de haut, très haut, à tel point que l’on ne comprend pas tout de suite que c’est elle le personnage principal, maintenant. Et au moment où l’on s’en approche, on voit quelqu’un (vraisemblablement le mec de tout à l’heure) qui arrive et qui s’installe au volant. La voiture démarre.

Et là, c’est la vie, avec ses carrefours, ses choix, ses obstacles qui, vus avec du recul et de la hauteur, font de jolis dessins et de belles arabesques qui peuvent faire un peu oublier les difficultés qu’on a eues de s’y mouvoir, lorsqu’on était au ras du sol et qu’on ressentait les moindres irrégularités du terrain…

En tout cas, c’est comme ça que je le ressens.

La voiture rouge a disparu, on ne voit plus que la route dont on devine qu’elle prend de la hauteur, comme la vie lorsqu’elle est bien menée.

À la route succède bientôt un chemin de fer, un qui grimpe, et qui va nous conduire tout là-haut, dans les hauteurs enneigées.

Dans le train, y a le mec. Il regarde nonchalamment par la fenêtre. Et là, son regard quitte tranquillement le paysage qu’il contemplait à travers la vitre, sa tête se redresse et il me regarde droit dans les yeux. Jusque-là j’étais spectateur, je le regardais regarder sa vie, et voilà que je le regarde me regarder.

C’est étonnant comme un simple regard me fait changer de position, de statut. Je deviens pour un instant un personnage de l’histoire de sa vie. Et du coup, je me sens concerné au niveau du vécu et me demande où en suis-je de la mienne.

Mais bon. Ce regard ne dure que quelques secondes.

~ ~ ~

Puis c’est la scène finale.

Bien sûr, c’est pas la fin de sa vie, au mec (du moins je l’espère vivement!). Mais c’est comme si, arrivé au point où il en est, il avait besoin de jeter un regard sur le parcours accompli.

Alors il marche sur la montagne, dans la neige, et il s’arrête à un endroit d’où il peut à la fois embrasser du regard sa propre vie, mais aussi celle d’autres personnes. Des sommets plus hauts que celui sur lequel il se trouve, d’autres plus bas, et la plaine, toute la variété humaine, quoi! Avec, au milieu de tout ça, des nuages, qui rappellent l’eau originelle.

En tout cas, c’est comme ça que je le ressens.

Et la neige sur laquelle il marche, le mec, c’est aussi de l’eau, donc de la vie. Et je l’imagine volontiers, le mec, se baisser, faire une boule de neige comme une boule de vie, et se retourner brusquement pour me la jeter dessus, histoire que je me sente un peu plus concerné. Ou juste pour déconner, comme ça. Va savoir.

Mais non. Il reste là à contempler le paysage, immobile. Puis, par le jeu d’un traveling avant, il disparaît de l’image.

Il me reste donc à contempler ce paysage qui m’invite à prendre le temps de regarder ma propre vie, de parcourir le temps d’une vie. Et pis de continuer à la vivre, pasque rester debout dans la neige, ça va un moment!

Bon. Il est temps de te faire voir de quoi je parle. Le clip dure six petites minutes.

— C’est quoi six petites minutes?

— C’est cinq minutes et cinquante-cinq secondes.

— Et faut mettre le son?

— Ben ouais. Idéalement, un bon casque. Ah: et une fois que ça a démarré, tape sur la touche F: ça le mettra en plein écran, c’est mieux.

J’ai eu envie de partager ce Temps d’une vie avec toi, ô Toikimeli, parce que j’ai un plaisir fou à découvrir ce clip, comme j’ai du plaisir à apprivoiser l’univers musical de Louis Billette, ce saxophoniste vu pour la première fois à Cully en 2017.

J’ai malheureusement raté les concerts du vernissage de ce nouvel album l’automne passé à Genève. Mais le Louis Billette Quintet est à l’affiche du festival OFF du Cully Jazz. Ce sera même le premier concert de cette 39e édition, le vendredi 1er avril à 18h.

Et tu me connais: j’y serai!

Pochette du CD Le Temps d'une vie, par le Louis Billette Quintet

Disponible sur quelques plateformes, dont Qobuz, AppleMusic.

Les formidables musiciens de ce quintette:
Zacharie Ksyk : trompette
François Lana : piano
Marton Kiss : batterie
Blaise Hommage : contrebasse
Louis Billette : saxophone tenor, composition

6 réflexions sur “Le temps d’une vie”

  1. Daniel Pesch

    Alors, ça, ça me plait !!! Superbe album, magnifique quintet. Merci pour cette découverte qui me rappelle (un peu) le Jan Garbarek Group.

    1. Cool! Content de t’avoir fait découvrir une perle!
      Et si tu peux venir les voir à Cully, tu verras, c’est encore mieux!

       

  2. Bonjour,
    C’est une très belle découverte, merci. Je ne connaissais pas ce groupe de jazz. La vidéo clip m’a bien plus. Je trouve que vous avez bien décrit l’album. Maintenant, j’écoute quelques-uns de ses titres lorsque je cuisine après une dure journée au boulot. Cette musique m’aide à me détendre et à me concentrer.

    1. Dominique Python

      Très heureux que ce musicien vous ait plu! Pour info, il va tout prochainement sortir un nouvel album, “LUX“, dont la couverture et les photos expriment bien le côté légèrement pince-sans-rire déjanté du personnage. Si vous en avez la possibilité (j’ignore dans quelle région vous vivez), je vous conseille vivement d’aller le voir en concert.

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