Je suis l’eau

Chaque fois que je passe au bord du Rhône, je suis fasciné.

Ce cours d’eau, comme tous les autres d’ailleurs, me plonge toujours dans une sorte de réflexion mêlée d’admiration, ou l’inverse, je ne sais pas.

Enfin… si, je sais ! C’est l’inverse.

D’abord, il y a l’admiration, la fascination, la contemplation. L’impression que je pourrais rester des heures à le regarder couler, s’écouler, s’étirer, vibrer.

Oui, vibrer.

Parce que près de chez moi, le Rhône vibre.

Il doit composer avec de multiples piles de ponts, deux îles et, finalement, un petit barrage. Juste après celui-ci, je te dis pas comme les eaux sont agitées ! Ça grouille, ça tourbillonne, ça frémit ou ça vrombit, selon l’ouverture des vannes, une vraie chorégraphie !

Si je découvrais cette agitation sans connaître la présence du barrage, en amont, je me demanderais bien quelle mouche a piqué ce fleuve, d’où vient cette soudaine turbulence surgie de nulle part !

 

Bouillonnement de la surface du Rhône.

 

Et puis, peu à peu, les eaux se calment, s’apaisent, la surface s’aplanit, et le Rhône poursuit son chemin… jusqu’au prochain barrage !

Mais à bien y regarder, je vois que le Rhône n’est jamais vraiment lisse. De multiples ridules, frémissements, petits tourbillons même, agitent sans arrêt sa surface.

Ce fleuve n’est matériellement qu’un volume de liquide qui s’écoule dans un contenant naturel. On pourrait penser que le seul mouvement qui soit visible est celui du courant. Mais voilà : le contenant n’est pas lisse ; le fond est accidenté, irrégulier, ce qui provoque des ralentissements, des accélérations, des contournements, et j’en passe. Ces turbulences, ces ondulations entraînent des réactions en chaîne, qui montent jusqu’à la surface et, finalement, font vibrer son épiderme.

~ ~ ~

Un jour, alors que je le contemplais tout en marchant le long de sa berge, j’ai eu l’impression que nous avancions presque à la même allure. Je cheminais en compagnie d’un ami.

 

Au bord du Rhône

 

En y regardant mieux, j’ai vu qu’il avançait un peu plus vite que moi, ce qui me donnait l’impression de le suivre.

Et c’est là que la fascination s’est teintée de réflexion : finalement, lui et moi sommes pareils.

Une pensée m’est alors venue : je suis l’eau.

Et comme j’aime jouer avec les mots, ce « je suis » avait un double sens. Je suivais l’eau et j’étais l’eau. (Tu m’suis ?)

Lorsque je le regarde, le Rhône, je vois une étendue d’eau en mouvement, et je dis : « c’est le Rhône ». Mais en fait, ce que je vois n’en est qu’une infime partie. Je ne perçois que sa peau et les remous qui l’agitent. J’identifie une surface, il est un volume.

Cette surface, cette peau, raconte — un peu — la profondeur. Et lorsque j’observe le Rhône vibrer, je me demande comment ça se passe, en dessous. Quels sont les courants, les obstacles qu’il rencontre et avec lesquels il doit composer ? À quel relief abyssal par exemple devons-nous ce double tourbillon ?

 

Tourbillon agitant la surface du Rhône.

 

Comme moi.

Et que s’est-il passé dans son histoire (piles de ponts, îles, barrages…) qui soit à l’origine de certaines de ses agitations ?

Comme moi, j’te dis.

Il y a dans mes profondeurs des courants, des obstacles, des fonds inexplorés qui expliquent en partie certains tourbillons de surface. J’en comprends certains, mais je n’aurai jamais achevé de les scruter et d’en découvrir de nouveaux.

Il y a dans mon histoire, de plus ou moins lointaines péripéties qui n’ont pas fini de me bringuebaler. Consentir à de ne pas être lisse, voilà ce que le Rhône m’enseigne.

D’ailleurs, la vie elle-même est-elle lisse ? Si donc je me situe dans le courant de la vie, dans sa dynamique, je me dois d’en accepter les aspérités ; aspérités dont une des caractéristiques est qu’elles ne surviennent que rarement au bon moment ! Il me reste alors la liberté d’inventer une réponse qui me fasse avancer.

D’autre part, lorsque je suis en relation avec quelqu’un·e, accepter les froncements de sa surface, échos de ses mouvements intérieurs, accueillir les ondulations de sa partie visible qui révèlent un peu de ce qui se passe dans le secret de sa profondeur. Sans jugement, et surtout sans condamnation (ni idéalisation).

Accueillir, accepter… à commencer par moi-même.

Je suis l’eau.

 

 

4 réflexions sur “Je suis l’eau”

  1. Les mouvements du Rhone m’ont aussi fait penser à une autre analogie. Juste en amont du pont de l’île, le flux plus ou moins homogène de cette eau qui n’aspire qu’à descendre est endigué par la présence de l’île. L’eau pressée vers le centre bouscule celle qui s’écoule paisiblement, des remouds s’ensuivent jusqu’à former… un courant qui remonte la pente!

    Il faudrait comprendre chaque petite bousculade entre chaque molécule d’eau pour comprendre comment une masse d’entre elle se met à faire une chose qui semble totalement absurde selon ce qu’on attend de l’eau dans une pente. Mais déjà à ce niveau de simples molécules, il est quasiment impossible de se représenter le mécanisme.

    Si c’est vrai pour des molécules “simples”, on peut imaginer de tels phénomènes pour des individus “complexes”.

    1. Je reconnais bien ton esprit analytique ! Et d’ailleurs, je pense que si j’étais porté sur l’étude, celle de la mécanique des fluides m’intéresserait beaucoup !

      On pourrait se donner une fois rendez-vous au bord du Rhône pour regarder et commenter nos ressentis !

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