JE n’aime pas être pris pour un ON

—  Quand on se retrouve en fauteuil roulant à 20 ans, comment réagit-on ?
—  On commence par…

Coupez ! On la refait !

—  Quand tu te retrouves en fauteuil roulant à 20 ans, comment tu réagis ?
—  Ben tu commences par…

Pas mieux ! On remet ça !

—  Quand tu t’es retrouvé à 20 ans en fauteuil roulant, comment as-tu réagi ?
—  J’ai commencé par…

Voilààààà !

Tu vois une différence ?

Moi, oui ; et à mes yeux, elle est radicale :

La première question  Quand on se retrouve…, comment réagit-on ? »)

Posée au ON, elle part clairement du principe que quiconque se retrouverait en pareille situation réagirait de pareille manière.

La deuxième question Quand tu te retrouves…, comment réagis-tu ? »)

Posée au TU, il est répondu également avec un TU, mais un TU impersonnel, utilisé, comme c’est souvent le cas, comme un ON (!)

Lorsqu’il m’est adressé, ce genre de TU me donne envie de fuir. Car il me semble m’impliquer sans me demander mon avis, un peu comme dans la phrase suivante, entendue maintes fois :

J’te jure : Quand tu vois ça tu peux pas faire autrement que…

Mais oui.

Je peux faire autrement.

Ou pas.

Mais tant que je n’ai pas été dans cette situation, je ne peux pas savoir exactement comment je réagirai. Et toi encore moins !

Et même si ma réaction ressemble à la tienne à s’y méprendre, je suis certain qu’en la regardant de plus près on pourra y distinguer des nuances importantes, des raisons et des motivations différentes.

Car nous ne sommes pas la même personne. (scoop !)

Ces deux formes de langage m’apparaissent comme une sorte de justification. Une manière de dire que, si « tu » et « on » réagissent comme ça, ma propre réaction s’en trouve légitimée.

Mais revenons à notre interview imaginaire :

La troisième question Quand tu t’es retrouvé…, comment as-tu réagi ? »)

Elle seule me semble être une vraie question qui invite à donner une réponse réaliste, responsable et respectueuse :

  • Réaliste : parce que prétendre que tout le monde réagirait de la même manière est faux.
  • Responsable, car la réponse — pour autant qu’elle soit sincère — engage forcément la personne questionnée. C’est de sa vie qu’il parle, c’est sa propre expérience qu’il partage ; et peut-être aura-t-il envie, pour expliquer sa réaction, d’en livrer encore un peu plus en parlant par exemple d’expériences précédentes.
  • Et enfin une réponse respectueuse, parce que celui qui la donne ne projette pas sa propre expérience sur les autres, à qui il laisse leur espace de liberté.

~ ~ ~

Un autre exemple, tiré de ma propre expérience :

Sur un forum internet, je demandais à un intervenant :

—  Comment fais-tu si tu as besoin de tel objet et que tu n’as pas les moyens de le payer cash ?

Je souhaitais lui demander, à lui, comment il gérait une situation donnée. Sa réponse est tombée :

—  C’est simple, tu fais pas !

J’ai mis du temps à accepter la pertinence des arguments qui suivaient, parce que je me suis senti comme agressé par cette réponse. Il est très probable que l’intention de son auteur n’était pas de me faire la leçon ou de me dire comment je devais gérer ma vie ; je veux croire que ce TU était une forme de ON. N’empêche. TU il y avait, TU j’ai reçu et mon envie était forte de lui demander de quel droit il prétendait me dire quoi faire ou ne pas faire.

Et, encore une fois, ceci indépendamment de la pertinence de son propos. Ma question appelait un partage d’expérience personnelle. Argumenté, pourquoi pas ; mais un partage, pas une injonction, ni même un conseil.

~ ~ ~

Un dernier exemple. Voici un texte que je compose en y mettant des éléments lus çà et là, sous la plume de critiques reconnus ou autoproclamés :

« Ce film est d’un ennui… On se prend à se demander si l’auteur a bien compris lui-même le fond du problème, et, plus grave, s’il a seulement une petite idée de la manière de procéder pour traiter un tel sujet. À éviter à tout prix. »

Et, ailleurs, sous la plume d’un autre « spécialiste » :

« Passionnant. L’auteur a parfaitement cerné les enjeux de la situation et nous livre son analyse, dont la clarté le dispute à la pertinence. Incontournable. »

Ces deux experts sont persuadés de tenir LA vérité sur le film qu’ils ont vu. En ce qui me concerne, je serais plus intéressé qu’ils partagent leurs expériences personnelles respectives ; avec tous les arguments qu’ils veulent, mais qu’ils parlent au JE.

Et là, ils auraient raison, tous les deux !

~ ~ ~

Plus ça va et plus je suis convaincu de l’importance de parler au JE, de dire une parole qui engage et qui respecte ; une parole qui nourrit le dialogue plutôt qu’elle cherche à s’imposer ; une parole par laquelle je me positionne en partenaire et non en donneur de conseils, voire en maître à penser, détenteur de la vérité. S’il est vrai que, dans certains domaines, il en est qui ont plus d’expertise que d’autres, il n’en demeure pas moins que plusieurs experts s’exprimant sur un même sujet peuvent parvenir à des conclusions différentes, voire opposées.

En fait :

  • Une parole qui engage, mais qui n’engage que moi ;
  • Mais une parole qui dégage l’autre de mes projections, de mes rêves bisounoursiens de fusion des points de vue, tout en l’invitant à s’engager lui-même, elle-même, par sa propre parole ;
  • Et, en filigrane, un signal comme quoi je ne me laisserai pas engager par la parole de l’autre à l’insu de mon plein gré !

Et enfin, je ne perds pas de vue qu’il peut m’arriver de me tromper (si, j’te jure !). Je considère alors qu’il m’est plus facile de reconnaître une erreur de jugement si j’ai formulé celui-ci comme étant mon avis propre, mon expérience individuelle, plutôt que comme une vérité universelle.

Tu me diras peut-être que je pinaille, que je joue sur les mots, que tout cela n’est qu’une « façon de parler ». Et bien justement. J’ai clairement le sentiment que cette « façon de parler » révèle plus souvent qu’il n’y paraît une « façon de penser ». Et lorsque j’utilise ce TU impersonnel (ou ce ON) j’ai facilement l’impression, si je prends le temps de m’écouter en profondeur, que c’est comme une manière de « diluer » ma responsabilité, de me « désengager » de mon propos, en postulant comme inéluctable l’approbation de l’autre. Comme écrit plus haut, si « tu » et « on » réagissent comme ça, c’est bien la preuve !

~ ~ ~

Dans l’éducation que j’ai reçue, formatée par une certaine Église catholique, JE et MOI étaient presque des mots suspects, voire coupables. Seule l’attention à l’AUTRE était légitime. J’ai vu les dégâts que cela a pu provoquer chez certaines personnes de mon entourage, au premier rang desquelles ma propre mère.

Je suis à la recherche d’une individuation, d’une connaissance de moi-même, qui me permette, sachant qui je suis, d’entrer en relation, en solidarité et en collaboration avec l’autre de façon authentique. J’ai besoin de l’autre, l’autre a besoin de moi ; mais nous avons, tou·te·s les deux, d’abord besoin de nous-mêmes, de connaître qui nous sommes, et de pouvoir nous affirmer individuellement de manière Responsable et Respectueuse (c’est ma Rolls Royce à moi !).

C’est le travail de toute une vie ; et si je suis en train de m’engager dans ce qui pourrait être le dernier tiers de la mienne, j’ai de plus en plus conscience d’être encore en apprentissage…

parler au JE suppose un certain équilibre...

Parler au JE suppose un certain équilibre…


Cet article, que j’ai légèrement retravaillé,
avait été publié dans sa version originelle
sur cuk.ch en novembre 2014.

 

7 réflexions sur “JE n’aime pas être pris pour un ON”

  1. Franchement, Dominique, j’ai bien aimé et apprécié ta réflexion “on-tu”. Je ne crois pas utiliser la forme “tu”, car, comme toi, elle me heurte. Par contre, je suis entrain de me demander si je ne devrais pas me surveiller pour le “on”!!!!
    Toujours beaucoup de plaisir à te lire, mais un peu paresseuse pour t’envoyer un petit mot…
    Je t’embrasse.

    1. Merci Nadia!

      Toujours plaisir à recevoir un commentaire de ta part. Pour ce qui de ta “paresse”: si on ne peut pas paresser à la retraite, quand le peut-on !
      (Et là le “on” est pertinent!)

  2. Le parler JE est recommandé en pédagogie.

    Autre exemple des nuances importantes du langage: dire à un enfant “tu es un menteur” parce que visiblement, il ment, n’est pas une bonne idée. C’est comme si toute sa vie, il mentait.

    Il faut lui dire: dans cette situation, tu es en train de mentir.

  3. Eh bien, Dom, je ne suis pas tout à fait de ton avis. il y a une forme de tutoiement qui me plaît bien, je dirais qu’elle peut exprimer, au choix, une sorte de “je”, aussi bien que de “tu”, et même une sorte de “on”. Je sais, c’est pas très clair, mais justement, c’est tout le charme, ça !

    Hé, salut Zallag, c’est comment, ton nouveau boulot ?
    Ah, ben c’est sympa, parce que, quand tu y arrives le matin, t’as toujours un moment pour prendre un café avec les collègues avant de commencer. C’est comme ça dans cette boîte, tu te retrouves comme ça pour une fois avec les gars des autres secteurs, même avec les responsables.

    C’est plus vivant, moins anonyme que “on” pour raconter la même chose, et moins exclusif que “je”, qui signifierait alors, très probablement, que je serais le seul à me permettre de déguster un expresso avant de commencer mon travail.

    Comme quand on dit :” De nos jours, pour 50 balles, t’as plus rien”. Là, le “tu” veut carrément dire “tout le monde” dans la bouche de celui qui parle. C’est moins anonyme que “on”, c’est plus vivant.

    Je trouve que c’est plus proche des autres, plus coloré, cette manière de tutoyer sans parler directement de son vis-à-vis. C’est même assez étrange, en fait. Je me demande si on trouve cette manière de formuler dans d’autres langues.

    Le tutoiement que j’abhorre, par contre, c’est insupportable et intrusif, je dirais. C’est celui de nombreuses publicités, parce qu’il est envahissant et malpoli. J’ai envie de dire “Hé ho, on n’a pas gardé les vaches ensemble, quand même !”. Et la plupart de ces pubs ne s’adressent pas à des personnes à qui l’on parlerait ainsi dans la vie de tous les jours. Jeunes ou pas, s’ c’était face à face dans un magasin. Encore heureux !

    Il m’est arrivé, pour mon plus grand plaisir, de me pointer dans un magasin avec un prospectus qui parlait d’un article en vente, dont les qualités étaient présentés par un texte qui tutoyait le futur consommateur. Et j’ai fait de même avec le vendeur … il en a été visiblement déstabilisé, j’étais aux anges ! Ou bien il m’a pris pour un Hollandais fraîchement arrivé dans notre pays,et encore peu accoutumé à notre manière d’ici de se vouvoyer/vousoyer entre adultes qui ne se connaissent pas !

    1. Merci Zallag, et en effet, nous ne sommes pas du même avis !

      « Ah, ben c’est sympa, parce que, quand on y arrive le matin, on a toujours un moment pour prendre un café avec les collègues avant de commencer. C’est comme ça dans cette boîte, on se retrouve comme ça pour une fois avec les gars des autres secteurs, même avec les responsables. »

      Je trouve cette version très bien ! Moins anonyme ? Ben… j’avoue que ne comprends pas vraiment pourquoi. Je ne vois pas ce qu’il y a d’anonyme à dire « on » puisqu’ici il serait employé à la place du « nous ».

      Je peux comprendre ce qu’il y a de plus « dynamique » à dire « tu », mais il reste que, en ce qui me concerne, je n’aime pas. Et le manque de clarté dont tu parles est d’autant plus flagrant lorsque la personne s’exprime au « tu » dans ce type de phrase, tout en te vouvoyant par ailleurs !

      Quand à une version au « je », étant donné que tu parles de boire un café avec les collègues, il me semble que le risque de laisser croire que tu es le seul à prendre le temps d’un café est écarté.

      Mais tout cela est bien sûr une question de perception personnelle.

      Et en fait de perception personnelle, je comprends que tu ne travailles qu’avec des hommes ? C’est juste ?

      Par contre, je comprends totalement ta position concernant le tutoiement commercial. J’aime beaucoup ton idée de tutoyer le vendeur ! Faudra que j’essaie ! D’un autre côté, moi qui rêve d’un monde sans distinction tu/vous, je suis moins dérangé par le tutoiement d’où qu’il vienne.

      1. “Et en fait de perception personnelle, je comprends que tu ne travailles qu’avec des hommes ? C’est juste ?”
        C’est juste, seulement pour mes deux premières années de vie professionnelle, mais faux pour les quarante suivantes …

        J’ai essentiellement été responsable dans divers laboratoires de recherche (génétique) puis dans des laboratoires d’analyses médicales (microbiologie, virologie), ce qui veut dire que j’ai travaillé principalement avec des laborantines. L’une d’elles, une valaisanne, avait l’habitude de s’exprimer, sur des sujets de la vie de tous les jours, avec ce “tu” narratif que j’aime bien, celui qui veut dire “on”, ou bien “les gens”. Avec moi autant qu’avec les autres.

        Mais quand elle s’adressait à moi personnellement, évidemment elle me vouvoyait, et moi aussi.

        D’ailleurs j’ai toujours vouvoyé mes laborants et laborantines, par choix, par principe. Une laborantine m’a dit un jour que ça lui convenait tout à fait. Je lui ai demandé pourquoi et sa réponse m’a surpris, mais elle avait raison. Elle m’a dit : “Monsieur, je trouve que c’est bien de se vouvoyer, même si, comme vous et moi, nous travaillons ensemble depuis des années, parce que, si on se tutoie, et que par exemple on est en désaccord, ou très irrité, c’est plus facile de s’engueuler, vu qu’on a moins de retenue dans ce qu’on dit quand on tutoie…

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