Édouard

C’est pas que j’aimais pas les arbres, hein, mais bon. Je les trouvais beaux, sans plus. Et encore, pas tous. Certains me paraissaient trop asymétriques, ou pas assez « vert », bizarres… pas réglementaires, quoi !

Je crois que l’image que j’avais de l’arbre idéal ressemblait à celle-là :

Et encore, je ne peux pas m’empêcher de remarquer quelques asymétries.

Dès qu’un arbre avait un peu de personnalité, il me semblait imparfait. Par exemple celui-ci :

Je le trouvais beau, hein, pas de souci ! Malgré tout, quelque chose en moi me soufflait discrètement dans l’oreille que, malgré sa beauté, il était quand même vachement asymétrique !

Bon, je force un chouïa le trait, mais c’est pour dire : je crois que ce regard est emblématique d’une certaine représentation que j’avais alors du monde, des gens en général et de moi en particulier. Disons plutôt qu’une partie de moi avait cette représentation, et je n’étais pas toujours conscient du pouvoir de jugement que je lui laissais. Ce qui n’est pas comme ça devrait être, je peux le tolérer, voire l’accepter ; n’empêche que ce serait mieux si c’était comme ça doit être.

J’ai progressivement évolué dans ma perception des choses et des gens, mais je ressens encore les traces de ce modèle.

Pour en revenir aux arbres, je me suis notamment mis à aimer certains spécimens qu’avant, je trouvais trop ceci ou pas assez cela. C’est par exemple le cas du cèdre ci-dessus, dont j’ai tiré le portrait alors que j’étais en pleine prise de conscience de la beauté de cette asymétrie.

~ ~ ~

Pendant des années, en allant travailler, je passais devant un cimetière en bordure duquel se trouvait un magnifique arbre qui, chaque matin, me ravissait le regard. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait d’un Sophora du Japon. Il n’était pas symétrique, mais tellement beau que je lui pardonnais volontiers. Je le considère aujourd’hui comme mon « premier amour » végétal.

Un peu plus loin, un Chêne vert a également attiré mon attention ; moins haut, mais avec un feuillage dense et persistant, d’un vert plus foncé, sous lequel régnait une constante pénombre, doublée d’une bienfaisante fraîcheur en période estivale.

Mais bon. Ces deux spécimens restaient pour moi de belles choses décoratives et plaisantes, une sorte de mobilier urbain végétal.

Et puis un jour, en consultant le programme TV, j’ai repéré la prochaine diffusion de deux films documentaires qui parlaient de la vie des arbres et des forêts. En voyant le lancement, mon attention a été attirée par un mot : l’internet des arbres. Intrigué, j’ai regardé ces deux documentaires.

Durant toute la durée de leur visionnement, j’ai eu l’impression de vivre un moment important, un de ces moments fondateurs qui nous marquent et dont on se souvient longtemps. (C’est quand même dingue, non ? Cela fait des années que je regarde les arbres, et il aura fallu qu’on parle de l’internet des arbres pour que je m’y intéresse vraiment… J’suis pourtant pas si geek que ça !)

Je ne vais pas entrer dans le détail de ce que j’ai découvert dans ces films. Et d’ailleurs, certaines choses m’étaient déjà connues. Mais, va comprendre pourquoi, toutes ces informations, nouvelles ou pas, ont tout à coup pris une nouvelle importance. J’ai commencé à regarder les arbres d’un autre œil. Peu après, j’ai assisté à une conférence sur les bains de forêt, conférence qui a nourri en moi le désir d’approfondir la question.

La conférencière était Laurence Monce, une naturopathe qui propose des stages de sylvothérapie. Elle nous a dit qu’il était important de choisir un arbre qui nous « parle » ; certaines essences en effet nous touchent plus que d’autres, suivant les jours, et il est profitable de prendre le temps de choisir un arbre auprès duquel on se sent bien.

Quelques jours après cette conférence, j’ai eu besoin de rendre visite à un homme qui me fait craquer : mon ostéopathe. A priori aucun lien avec ce qui précède ; mais nous avons parlé d’arbres, de promenade en forêt (ou dans un parc urbain) et j’ai mentionné la conférence. J’ai parlé à mon ostéo de ma difficulté à ressentir quelque chose en regardant un arbre. Je peux le trouver plus ou moins harmonieux, plus ou moins imposant, mais de là à ressentir quelque chose… je me demandais toujours si je ressentais parce que je voulais ressentir, si éventuellement je pouvais en venir à imaginer ressentir, mais ne pas être dans un véritable ressenti personnel… tout ça.

Mon ostéo m’a alors dit que… en fait, je ne me rappelle pas vraiment bien ses paroles. Je crois qu’il s’agissait d’une part de ne pas chercher à ressentir, mais de rester disponible à ce qui advient (ou pas !), et d’autre part de me mettre dans cet état de disponibilité le plus souvent possible, que c’est en pratiquant que petit à petit j’en viendrais à me connecter à mon ressenti véritable. Là aussi, rien de très nouveau pour moi. Et bien ce jour-là, va savoir pourquoi (mais reviens vite, j’ai pas fini !), ses paroles ont fait mouche.

Après la consultation, pour rentrer chez moi je devais passer devant le cimetière au bord duquel se trouvaient mes deux copains, Sophora du Japon et Chêne Vert. Je suis alors entré dans ledit cimetière, avec l’envie de regarder un peu les arbres en tentant de me mettre dans cet état d’ouverture.

Tout en cheminant, je laissais mon regard passer d’un arbre à l’autre, en me régalant de leur beauté et en me rappelant ce que j’avais appris sur leurs surprenantes facultés de communiquer entre eux. Je commençais effectivement à les considérer d’un autre œil. Et tout à coup, j’ignore pourquoi, j’ai opéré un mouvement de rotation sur ma gauche et me suis retourné.

Et c’est là que je l’ai vu.

Je peux vraiment le dire : il s’est imposé à moi. Je venais de le voir en passant devant, comme les autres, mais là, en me retournant (et pourquoi me suis-je retourné, d’ailleurs ? M’aurait-il subliminalement interpellé ?) et en le découvrant sous un autre angle, je suis resté scotché, figé, muet… enfin presque : je me rappelle tout de même avoir prononcé cette parole qui aurait pu entrer dans les livres d’histoire s’il y avait eu un historien pour prendre des notes :

« Wouaw ! »

Je ne l’ai pas crié, hein, ça a été comme un grand souffle, immédiatement suivi d’une profonde inspiration. Et je suis resté immobile, comme planté là, caressant respectueusement du regard cet imposant Cèdre de l’Atlas, qui devait déjà avoir une taille fort respectable en mai 1956, alors que je n’étais qu’un nouveau-né, et qui probablement me survivrait à l’aise.

Et là, j’te jure, la question de savoir si je ressentais authentiquement ou si j’obéissais inconsciemment à une injonction ne se posait plus : j’ai vraiment été surpris moi-même par la puissance de ce qui m’a envahi à l’instant où j’ai découvert ce cèdre.

Puis, lentement, je me suis approché de lui.

Parvenu à son pied, j’ai timidement avancé ma main droite et j’ai doucement posé ma paume contre son écorce. Nouvelle surprise : ce tronc imposant (plus de 110 cm de diamètre !) qui me donnait une sensation de robustesse, d’invincibilité, était recouvert d’une écorce qui me semblait très fragile, friable, que j’osai à peine brusquer de crainte d’en arracher un petit morceau.

Ce Cedrus atlantica était, d’une certaine façon, le contraire de beaucoup d’entre nous : sous une apparence de solidité, qu’il s’agisse de rudesse, de force ou alors de confiance en soi, de dynamisme, nous cachons souvent de profondes fragilités, des faiblesses plus ou moins douloureuses, de surprenantes failles, crevasses ou cicatrices ; autant de raisons de douter de soi, voire, aux jours les plus sombres, de ne plus douter et d’avoir la certitude de ne pas valoir grand-chose. À l’inverse, ce cèdre enveloppait sa puissance et sa force d’une légère couche qui, me semblait-il, ne résisterait pas longtemps à la tranche de mon ongle si je décidais de le gratter un peu trop fort.

Lorsque j’ai repris ma promenade, j’ai repéré d’autres cèdres, d’autres sophoras, mais aussi des ifs (j’aime les ifs) et plein d’inconnus qui semblaient alors me sourire. Je n’étais plus au milieu de belles choses végétales, mais dans une sorte de cour de récréation avec plein de nouveaux copains dont j’avais envie de faire connaissance. Me souvenant alors d’une série d’émissions vues il y a une trentaine d’années, Le bébé est une personne, je me suis mis à penser que l’arbre aussi en était une. Une personne végétale, mais une personne.

Alors, tout naturellement, au moment où je sortais de ce cimetière, je me suis dit que je pourrais donner un nom à ce cèdre qui, du moins en avais-je eu l’impression, m’avait « apostrophé ». Et là, à cet instant, avant même que je me mette à chercher, un prénom s’est imposé à moi : Édouard.

Eh ben tu sais quoi ? J’ai eu clairement l’impression que c’est lui qui m’avait soufflé ce prénom : je ne connais pas d’Édouard et c’est un prénom que je n’aime pas particulièrement. Il a été donc immédiatement clair que « mon » cèdre s’appelait — pour moi — Édouard.

Depuis ce jour, je passe régulièrement le saluer. Parfois je lui parle (doucement, pour que personne ne m’entende), parfois je le touche (discrètement, lorsque personne ne me regarde). Jamais encore je n’ai osé l’étreindre ; j’ai trop peur qu’on me voie et je n’assumerais pas encore facilement d’être vu étreignant un arbre. À moins bien sûr de le faire dans le cadre d’une démarche de groupe, comme un « bain de forêt » tel qu’en proposent certaines personnes.

Je ne suis pas parvenu à en prendre une photo qui me satisfait, qui traduit vraiment cette majesté que je ressens. Mais en voici tout de même une :

Et une autre, sous un angle très différent :

Je suis donc en plein redécouverte des arbres, et en pleine découverte de ce que leur fréquentation peut nous apporter. Je ne pouvais pas rêver mieux pour ma retraite !

~ ~ ~

En terminant la rédaction de ce billet, je nourris l’espoir que sa lecture, Ô Toikimeli, te donnera envie de sortir et d’aller rendre visite à l’un ou l’autre de ces majestueux personnages.

Et si tu oses, si personne ne te regarde (ou si tu t’en fous), embrasse-le de ma part !

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