Il parraît que je suis une brebis perdue…

J’ai reçu une lettre.
Sur l’enveloppe, mon adresse est manuscrite.
Il est écrit “Dominique-Georges Python”.
Qui donc peut bien utiliser ce prénom composé, alors que Georges n’est qu’un deuxième prénom dont je ne me sers jamais?

Cette lettre est signée par l’évêque auxiliaire de Genève, Pierre Farine. Il s’agit manifestement d’un mailing, comme on dit. L’adresse manuscrite n’est donc certainement pas de la main de l’évêque. Comme je doute que l’Église Catholique Romaine de Genève (ci-après ECR) soit à court d’enveloppes à fenêtre, je pense qu’il a été décidé d’écrire l’adresse à la main pour faire “plus personnel”. Intention sympathique, ou procédé de marketing?

Ci-après, en italique, le texte intégral de la lettre, entrecoupé de mes commentaires et ma réponse. Pour celles et ceux qui souhaiteraient lire tout d’abord l’original avant de plonger dans ce qui suit, vous trouverez ici un fac-similé de ladite lettre. Je précise que ce qui est en gras ci-après l’est dans l’original.

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LUC 15.1 :
“RÉJOUISSEZ-VOUS AVEC
MOI, CAR J’AI TROUVÉ MA
BREBIS PERDUE!”

Cher Dominique,

Tiens, le Georges est passé à la trappe. Ce qui confirme qu’il s’agit bien d’une opération de marketing.

Permettez-moi de vous appeler par votre nom de baptême, choisi par vos parents et connu de Dieu.

Non seulement je permets, mais je vais faire pareil, Pierre. Et en plus, je vais te tutoyer; car nous nous sommes connus, il y a fort longtemps, lorsque tu étais vicaire à Notre-Dame.

En effet, depuis le beau jour de cette cérémonie, vous faites partie de la grande famille des catholiques.
Un prêtre vous a accueilli en prononçant les paroles suivantes:

“La communauté chrétienne t’accueille avec joie.”
Le baptême vous a fait enfant de Dieu; il vous a fait entrer dans une grande famille: l’Église.

Bon, jusque-là, rien que je puisse contester. Tout au plus, avoir un petit sourire ironique en me rappelant cette anecdote:

À la naissance, j’ai eu un problème de santé qui m’a mis quelques jours entre la vie et la mort. Les médecins n’étaient pas très optimistes, même quant à l’état qui serait le mien si je devais survivre. L’aumônier de la clinique a alors dit à maman: “Vous savez, dans l’état où est votre fils, vous feriez peut-être mieux de demander au Bon Dieu qu’il le reprenne!“. Maman avait bien ri… Mais reprenons:

Cependant, au fil des années, en raison du tourbillon d’une vie professionnelle intense et de nombreux projets, n’auriez-vous pas perdu de vue cette famille?

Nous y voilà. La brebis perdue dont parle le verset de Saint Luc de l’en-tête, c’est moi. Du moins à tes yeux, Pierre. Car en ce qui me concerne, je ne me sens pas du tout perdu.

En effet, après avoir été pendant de nombreuses années un chrétien “engagé”, j’ai quitté l’Église. Mais je ne porte plus rien en moi qui me relie à cette “grande famille”, sinon mon histoire et quelques amitiés conservées avec des personnes. À présent, je considère que je ne suis plus catholique. Mon baptême n’est plus, à mes yeux,qu’une ligne dans un registre. Et je ne crois absolument pas au fait que le baptême a imprimé en moi une marque indélébile qui fait de moi, hors mon consentement, un membre de quoi que ce soit.

Aujourd’hui, tout comme le berger qui veille sur ses brebis et les protège, je viens à votre rencontre, car “le bon berger connait ses brebis et les brebis le connaissent” (cf. Jean 10).

Faux. Pour que tu puisses “venir à ma rencontre”, Pierre, il faudrait que je sois moi-même en route vers toi. Or, ça n’est pas le cas. En conséquence, tu ne viens pas “à ma rencontre”, mais tu prends contact avec moi. Ce qui n’a strictement rien à voir. Mais nous arrivons à présent à la première phrase qui m’a fait bondir lorsque je l’ai lue:

Maintenant que nous nous sommes retrouvés, je vous engage, Dominique, à cheminer à mes côtés et avec le soutien des prêtres et agents pastoraux.

NOUS NOUS SOMMES RETROUVÉS? Pardonne-moi d’être si direct, mais… T’AS VU ÇA OÙ?!? Comment peux-tu appeler “retrouvailles” une démarche que TU fais, sans y avoir été invité, sans qu’il n’y ait eu de ma part la moindre expression d’un désir de reprendre contact avec l’Église? Et de quel droit peux-tu, dans la foulée, et sans t’inquiéter une seconde de savoir si ces “retrouvailles” me conviennent, m’engager à cheminer à tes côtés?!?

Nous sommes tous un membre, de même importance, au sein de la grande famille de l’ECR et tant qu’elle le pourra, elle maintiendra ses services au profit de tous.

Pourquoi ai-je l’impression qu’on va bientôt parler d’argent?

Tout comme la brebis égarée souffre d’être isolée et ne peut retrouver seule son chemin, chacun de nous a besoin de l’autre pour vivre et être guidé. Isolé, on se sent vulnérable et affaibli, incapable de surmonter ses tristesses et ses angoisses. Seul, on ne sait plus avec qui partager ses joies et ses espoirs.

J’ai un scoop pour toi, Pierre: il y a d’autres troupeaux! Il existe d’autres moyens de vivre que l’appartenance au même troupeau que toi. Voire “hors troupeau”. Et celui qui a pris ses distances avec quel troupeau que ce soit n’est pas forcément en danger. En tout cas pas plus qu’en y appartenant. Toute image a ses limites et l’usage que tu fais de la parabole rapportée par Saint-Luc me semble pour le moins abusif.

Dominique, vous avez peut-être éprouvé ce douloureux sentiment de solitude, car s’il arrive à chacun de nous de se réjouir, il nous arrive aussi de douter, de souffrir ou même de chuter et d’éprouver le besoin de compter sur les autres.

Merci pour le “peut-être”. Mais il eut été plus simple de me poser la question, non? Tu aurais alors appris que je vais bien. Très bien.

Un inconnu qui vous porte secours, un ami qui vous rassure, un proche qui vous console et un membre de l’ECR qui vous accompagne et vous soutient.

(Je rappelle que la mise en gras de certains mots n’est pas de moi, mais appartient au texte original).
Intéressante progression qui semble aller de l’extérieur vers l’intime:

Inconnu >                   n’importe qui
Ami >                          oui, j’en ai quelques-un(e)s
Proche >                     j’imagine qu’il s’agit notamment de ma famille, ma femme, mon fils
Membre de l’ECR >    un(e) catholique

Hein? Cela signifierait-il que n’importe quel Catholique Romain (toi, par exemple) serait plus proche de moi que ma femme et mon fils? Dieu m’en préserve! 😉

Et je note au passage qu’un orthodoxe, un musulman, un catholique chrétien même, sont relégués au rang de simples “Inconnus”…

Quelle que soit l’étape de votre vie: naissance, enfance, vie de couple, maladie, vieillesse, nous vous accompagnerons! Et à mes côtés, des prêtres et des agents pastoraux vous soutiendront comme chaque brebis égarée.

Revoilà la brebis!

Celles qui se sont égarées ont besoin qu’on les cherche. C’est ma mission et celle de chaque prêtre qui se mobilise avec dévouement, car la grande famille de l’Église veut réunir tous ses membres. Comme dans toute famille, chaque membre a un rôle essentiel et s’il ne l’assume pas, il met en péril l’équilibre familial basé sur l’unité et la solidarité.

Bon. Petit décryptage: Plus haut, tu me promets ton soutien: “… des prêtres (…) VOUS soutiendront“. Là, on change de personne, grammaticalement parlant: “…et s’IL ne l’assume pas, IL met en péril…“. Subtilement, la pauvre brebis égarée à qui l’on promettait soutien dans la phrase précédente devient une lâcheuse, coupable des maux qui s’abattent sur le troupeau en son absence.

Je peux être franc? Deux mots me viennent, comme ça, spontanément: “culpabilisation” et “manipulation”.

C’est pourquoi la contribution de chacun à la vie de son Église est essentielle et honore le Don de Dieu qu’est le baptême.

Bizarre: à nouveau ce sentiment curieux qu’on va bientôt parler de pognon…

Réjouissons-nous donc d’être réunis!

(on se caaaalme…!)

Et pour que la joie de nos retrouvailles soit complète, partagez-la!

Sans commentaire.

Vous pouvez dès maintenant manifester cette joie par votre générosité;

Nous y voilàààà!

…chaque don est important et contribue à cette belle union solidaire. Rappelez-vous: votre Église ne reçoit aucune subvention de l’État ou du Vatican, elle dépend entièrement de la générosité de chacune de ses brebis.

L’ECR a besoin de vous pour maintenir l’action et la présence de ses 58 prêtres et 32 agents pastoraux. Votre don de CHF 80.-, de CHF 100.-, de CHF 250.-, ou quel que soit son montant, est une contribution essentielle sur laquelle l’ECR doit pouvoir compter, je vous fais entièrement confiance.

Intéressant. Tu me dis ta confiance en caractères gras, mais juste avant, tu me dis que l’ECR doit pouvoir compter sur ma contribution. Ce qui sous-entend clairement que cette contribution est un dû, et qu’en m’y soustrayant je suis en faute.

Par ailleurs: est-ce une marque de confiance de penser que, si un membre du troupeau a pris le large, c’est forcément qu’il s’est perdu? Et est-ce une marque de confiance de lui faire comprendre à demi-mot que sa “désertion” entraine une perte de revenu pour la famille, donc la met en danger? Non vraiment, je ne vois aucune confiance là-dedans.

Je vous remercie profondément d’avoir pris le temps de me lire

Te lire, c’était rien. C’est de te répondre qui m’aura pris du temps. Mais j’y tenais.

…et j’ai confiance en votre joie de nous soutenir.

Quelle joie? Quel soutien? Ne serait-on pas là à nouveau dans une forme subtile de manipulation?

Je pense à vous dans mes prières.

Si ça te fait du bien, ne te prive pas!

Et c’est signé: Monseigneur Pierre Farine

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Non, Pierre, je ne suis pas une brebis égarée. Non, Pierre, je ne me sens pas abandonné. Si j’ai quitté l’Église, c’est juste que je ne suis plus croyant; et si je devais retrouver un jour ma foi et revenir dans l’Église, cela ne sera certainement pas grâce à ce genre de discours. Au contraire.

En te lisant, j’ai eu l’impression de lire un texte datant de la (pas si) lointaine époque où l’Église Catholique Romaine se croyait sincèrement être la seule voie de salut dans un monde en détresse. L’époque du célèbre slogan “hors de l’Église, pas de salut!”, qui, malgré ses 19 siècles d’âge, semble se porter comme un charme!

Très franchement, Pierre, je suis atterré de constater sous ta plume que cette Église-là existe encore. Je suis triste, infiniment triste que l’on puisse aujourd’hui encore se réclamer de Jésus-Christ avec un discours pareil. J’ai parmi mes amis et connaissances des prêtres, mais pas un ne m’a jamais tenu pareils propos.

Ne te préoccupe pas de moi, s’il te plaît. Si ta fonction – et ton coeur, je n’en doute pas –  t’engagent à te préoccuper des plus démunis, spirituellement et/ou matériellement, je te suggère de te tourner vers d’autres. Je sais qu’il existe dans l’Église de Genève, des gens qui sauront t’inspirer des préoccupations mieux ciblées. Je pense par exemple aux gens de la Cotmec… mais…  comment? Ah… pardon, on me dit dans l’oreillette que tu viens d’en signer l’arrêt de mort…

J’ai pour la personne humaine le plus grand respect; et ce respect, je l’ai pour toi aussi. Je ne souhaite pas te faire un procès d’intention. Si j’ai perçu ta lettre comme étant abusive et manipulatoire, je n’imagine pas une seconde que tel était ton intention. Je suis convaincu que ton cœur tout entier se trouve dans tes lignes, avec sincérité et authenticité. Tout au plus puis-je te reprocher d’être maladroit, très maladroit. (Et, soit dit en passant, s’il est clair pour moi que ce texte a été écrit par une agence de marketing ou de communication, c’est bien toi, Pierre, qui l’a signé.)

Pour être tout à fait sincère et authentique à mon tour, je te le dis: ce niveau de maladresse, à ton niveau de responsabilité, moi (mais ça n’engage que moi),  j’appelle ça de l’incompétence.

Fraternellement (humainement parlant!),

Dominique Python

P.-S. J’ai voulu laisser passer un peu de temps avant de publier; histoire de vérifier que je ne me laissais pas emporter par un “coup de sang” . Quinze jours après avoir écrit, je n’ai rien à retirer. Juste envie de résumer en disant ceci:

Je n’ai aucun problème avec le fait que l’ECM exprime son besoin d’argent et interpelle ses ouailles. Mais le coup de la brebis perdue et des prétendues retrouvailles, comme ça, non. Ça ne passe pas.  Même avec du recul, ça ne passe pas.

2 réflexions sur “Il parraît que je suis une brebis perdue…”

  1. Alors là, je n’en reviens pas! J’aurais pu tout aussi bien recevoir cette même lettre, mais je n’aurais pas su y répondre avec autant de pertinence, de justesse, de finesse et d’humour. Tu as bien raison, comment peut-on écrire un “chose” pareille à l’heure actuelle? Il faut croire que oui, ma foi….

  2. Cher homonyme,
    Tu n’es pas le premier à me partager ce texte et l’indignation qui advient à sa lecture. Je rejoins parfaitement ton analyse. Je te remercie aussi pour le ton que tu as trouvé:
    Humour et respect. C’est ce qui manque cruellement dans le marketing en général et celui-ci en particulier.
    En reméditant le texte évangélique instrumentalisé ici, une réflexion me vient: le christ devait s’adresser aux bergers et non aux propriétaires du troupeau. Aux propriétaires il aurait fallu dire: “gardez les pièces de bétail qui vous restent afin que vous puissiez en retirer profit par la tonte et la boucherie”. Seul le berger connaît chacune de ses brebis et s’y attache au-delà de ce qui est économiquement raisonnable. Prendre cet écrit pour tondre les “égarés” m’écoeure profondément. Comme tu le soulignes, ton chemin est aussi respectable que celui de celles et ceux qui sont restés dans l’enclos. Ton texte témoigne de valeurs qui me touchent infiniment plus que celles du marketing. Merci de m’avoir fait découvrir ton blog. Et à bientôt vieux Frère. Là où ton cœur t’en dit.
    Bien fort à toi
    Dominique

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